Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2158

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 212-213).

2158. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
Décembre 1750.

Madame, Votre Altesse royale a grandement raison : il faut avoir du bon temps. Les princes et les moines n’ont que leur vie en ce monde. Ce ne sont pas des régiments qui rendent heureux ; c’est de passer doucement les vingt-quatre heures du jour, et cela est plus difficile qu’on ne pense. Le Grand Turc s’ennuie à Constantinople ; c’est pourtant une belle ville. La situation de Baireuth n’est pas si riante, mais l’esprit et les grâces embellissent tout. Eh bien, madame, puis qu’il faut dire les gros mots, que ferez-vous avec votre esprit et vos grâces si Votre Altesse royale n’a pas une demi-douzaine de gens de mérite pour sentir le vôtre ? C’est une idée bien raisonnable de mettre quelques voix de plus dans votre concert. J’ai écrit encore deux fois au marquis d’Adhémar. Point de réponse encore. Il faut qu’il soit enchanté chez quelque Armide. J’écris une lettre fulminante à ma nièce ; il faut qu’elle use de son autorité, et qu’elle désenchante Adhémar pour l’envoyer plus enchanté à vos pieds. Mais, madame, il faudrait deux Adhémar, deux Graffigny, des recrues de plaisir.

Je jure, par mon sincère attachement à Vos Altesses royales, que si j’avais pu aller à Paris je vous aurais amené des recrues, non pas des blancs-becs, non pas de sots faiseurs de vers ampoulés, mais bonne compagnie, mais gens dignes de vous faire leur cour. Ah ! madame, il me passe quelquefois des romans par la tête. Je me dis : Si pendant les mois de novembre, de décembre et de janvier, où le roi a assez de monde, on pouvait aller rendre ses respects à sa divine sœur ! Si, pendant que j’y viendrais de l’orient, ma nièce y venait de l’occident ! Et puis des opéras, des tragédies nouvelles : cela ne vaudrait-il pas mieux que d’aller en Italie ? Madame, je vous préférerais à Saint-Pierre de Rome, à la ville souterraines[2], au pape. Cela est-il impossible ? Je n’en sais rien. Je vis au jour la journée, je travaille au Siècle de Louis XIV soir et matin ; je fais un grand tableau de la révolution de l’esprit humain dans ce siècle où l’on a commencé à penser depuis les Alpes jusqu’aux Krapaths. Cela pourra amuser les loisirs de Votre Altesse royale. Mais je veux chasser de ma tête mon roman de Baireuth. Car rêver qu’on a un trésor et se réveiller les mains vides, cela est trop triste.

J’écris tout cela au son du tambour et des trompettes, et de mille coups de fusil qui assourdissent mes pacifiques oreilles. Cela est bon pour Frédéric le Grand. Il lui faut des armées le matin, et Apollon l’après-midi. Il a tout : il carre des bataillons et des périodes. Du reste, chaque frère est dans sa cellule paisiblement ; M. de Rottembourg toujours malade, Maupertuis aussi, frère Pöllnitz un peu triste, moi toujours malingre, toujours travaillant, toujours plein de l’envie de faire ma cour à Vos Altesses royales. Serait-il permis, sauf le respect, de ne pas oublier M. de Montperny ? Le papier manque, point de place pour les très-profonds respects. Qu’importe ?

Voltaire.

  1. Revue française, 1er février 1866 ; tome XIII, page 201.
  2. Pompéi.