Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2159

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 213-215).

2159. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, ce 11 décembre.

Me voilà toujours Sancho-Pança dans mon île[1], après avoir été Chie-en-pot-la-Perruque parfois. Mes divins anges, comment voulez-vous que je me mette en chemin avec ma chétive santé, et que je sorte du coin du feu pour m’embourber dans la Westphalie ? Je m’étais cru capable de revenir au mois de janvier ; vous me faisiez oublier mon âge, ma faiblesse, et enfin le roi de Prusse lui-même ; mais, quand il s’agit de s’empaqueter par ce temps-ci pour faire trois cents lieues, quand on va avoir de beaux opéras italiens, quand ce grand roi a encore un peu besoin de moi, lorsqu’enfin la ridicule et désagréable aventure de ce maudit Baculard demande absolument ma présence, ne me pardonnerez-vous pas de rester encore un peu ? Mes anges, pardon : je ne peux m’en dispenser, mille raisons m’y forcent ; mais, ô anges ! Belzébuth aurait-il un plus damné projet que celui de faire jouer Rome sauvée à présent, et de me livrer à la rage de la malice et de l’envie ? Le public a été pour moi quand Boyer, l’ancien âne de Mirepoix, me persécutait ; quand il avait, avec l’eunuque Bagoas[2], l’insolence et le crédit de m’exclure de l’Académie ; mais, à présent qu’on me croit heureux, tout est devenu Boyer. Mon éloignement ramènerait les esprits, si c’était un exil ; mais on m’a regardé comme un homme piqué, comblé d’honneurs et de biens, et on voudrait me faire entendre les sifflets de Paris dans le cabinet du roi de Prusse. Je suis né plus impatient que vous, et cependant j’ai ici plus de patience. Je sais attendre, et je vois évidemment que jamais je n’ai eu plus besoin d’être un petit Fabius cunctator. Si on pouvait me rendre un vrai service, ce serait de faire jouer Sèmiramis et Oreste. On va bien les représenter ici ; pourquoi leur préférerait-on, à Paris, le Comte d’Essex, et je ne sais combien de plats ouvrages qui sont en possession d’être joués et méprisés ? Cependant, dites-moi si M. Maboul, ce savant homme, est encore à la tête de la littérature. Quel fortuné mortel a les sceaux ? quel autre est à la tête des lois, ou du moins de ce qu’on appelle de ce beau nom ? Il y a un an que je plaide par humeur, en France, contre un coquin qui s’est avisé de vouloir être jugé en la prévôté du Louvre, sous prétexte que j’étais de la maison du roi. J’ai voulu le remettre dans les règles, le renvoyer à son juge naturel, et ce beau règlement de juges n’a pu encore être fait. Si pareille chose arrivait ici, le magistrat qui en serait coupable serait sévèrement puni, car le roi a dit lui-même :


J’appris à distinguer l’homme du souverain[3],
Et je fus roi sévère et citoyen humain.

En effet, il est tout cela, et tout va bien, et on est heureux. Salomon était un pauvre homme en comparaison de lui. Il ne lui manque que de connaître un peu plus tôt ses Baculards. Je vous remercie, mon cher et respectable ami, de la lettre que vous m’avez écrite sur ce malheureux correspondant de Fréron. Et on souffre des Frérons ! et ils sont protégés ! et on veux que je revienne !


Virtutem incolumem odimus,
Sublatam ex oculis quærimus, invidi
 !

(Hor., lib. III, od. xxiv, v. 31.)

On a tant fait, à force d’équité et de bonté, qu’on m’a chassé de mon pays. Les orages m’ont conduit dans un port tranquille et glorieux ; je ne le quitterai absolument que pour vous.

  1. Potsdam est dans une île formée par la Sprée et le Havel.
  2. Maurepas, contre lequel on fit, en 1773, la chanson commençant par ces vers :
    Maurepas devient tout-puissant ;
    V’là c’que c’est que d’être impuissant.
  3. Dans son Êpitre à mon esprit, Frédéric s’exprime ainsi (vers 287-88) :
    Que je sus distinguer l’homme du souverain,
    Que je fus roi sévère et citoyen humain.