Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1918

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 536-537).

1918. — AU LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE[1].
À Commercy, le 20 octobre 1748.

Monsieur, j’apprends la protection que vous donnez aux beaux-arts, et dont vous m’honorez. J’y suis beaucoup plus sensible que je ne suis indigné de ces misérables satires que des baladins d’Italie étaient en possession autrefois de débiter. Ils avilissaient et ils ruinaient par là le théâtre français, le seul théâtre de l’Europe estimable. Il y a environ cinq ans qu’on leur interdit cette liberté scandaleuse. Il serait assez triste qu’elle recommençât contre moi. Ce n’est pas, monsieur, que je ne méprise comme je le dois ces platitudes faites pour amuser la canaille et pour nourrir l’envie. Mais les circonstances où je me trouve me forcent à regarder ces sottises d’un œil un peu plus sérieux. J’ai des confrères chez le roi, qui regardent cet avilissement public comme un affront que je me suis attiré de gaieté de cœur, en travaillant encore pour le théâtre, et qui rejaillit sur eux. Je vous confie qu’ils pourront me donner tant de dégoûts qu’ils m’obligeront à me défaire de ma charge. Les bontés dont vous m’honorez, monsieur, m’enhardissent à ne vous rien cacher, et je vous avouerai que je traite actuellement d’une charge honorable, et que je n’aurai certainement pas si je suis aussi avili aux yeux du roi, dont je suis le domestique et pour qui j’avais fait Sémiramis. Une de mes nièces est prête à se marier à un homme de condition, qui ne voudra pas d’un oncle vilipendé. Vous savez comment les hommes pensent, et quelles suites ont toutes les choses auxquelles on attache du mépris et du ridicule. Il est très-probable que cette niaiserie aurait un effet funeste pour ma fortune et pour ma famille. Vous m’avez tiré par vos bontés, monsieur, de ce cruel embarras, et je ne puis trop vous en remercier. Je vous supplie de continuer, et de représenter à M. de Maurepas le tort extrême que ce scandale peut me faire. Ce serait même un service éternel que vous rendriez aux beaux-arts si vous abolissiez pour jamais cette coutume déshonorante pour la nation.

Vous pensez bien que je fais, de mon côté, tout ce qu’il faut pour prévenir la scène impertinente qu’on veut donner à Fontainebleau. Mais, monsieur, je ne serai sûr du succès qu’en étant fortement appuyé et protégé par vous. Vous avez plus d’un moyen que votre prudence peut mettre en œuvre. Et j’ai tout lieu de croire que vous avez regardé cette affaire comme une des bienséances publiques que vous voulez maintenir. J’aurai, monsieur, une reconnaissance éternelle de la bonté particulière que vous avez bien voulu me témoigner dans cette occasion, où l’intérêt véritable du public se trouve joint aux miens. Je vous demande instamment la continuation d’une bienveillance dont je sens assurément tout le prix.

  1. Éditeur, Léouzon Leduc.