Correspondance de Voltaire/1747/Lettre 1858

Correspondance de Voltaire/1747
Correspondance : année 1747GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 480-482).

1858. — DE MANNORY[1].
(9 janvier 1747).

Il y a plusieurs jours, monsieur, que j’ai reçu une lettre signée d’un homme qui prend la qualité de votre secrétaire[2]. Si mon clerc n’eût pas été trop occupé depuis ce temps, il lui eût certainement fait réponse ; mais comme cela eût pu tarder, j’ai pris le parti de la faire moi-même, et, en ce cas, ce n’est qu’à vous, monsieur, que je puis l’adresser. Je savais bien que les fermiers généraux avaient chacun un secrétaire ; je n’en avais encore vu à aucun poëte, quoique j’aie eu l’honneur de vivre avec beaucoup d’entre eux. Il vous était réservé, monsieur, de mettre les choses sur le bon pied et d’assimiler la littérature à la finance ; vous étiez fait pour des choses beaucoup plus extraordinaires, et tout vous réussit. Votre secrétaire me fait entendre, et j’apprends, monsieur, que vous débitez dans le monde que je vous ai de grandes obligations, que c’est vous qui me faites subsister depuis deux ans ; vous l’avez dit à tous les magistrats. Si cela était, je n’en rougirais pas, j’en serais même très-flatté. Moins vous paraissez disposé à rendre service, plus je me regarderais comme un sujet recommandable d’avoir pu vous forcer à cet égard. Il est vrai, monsieur, qu’il y a plus de deux ans que j’étais dans la peine, et l’on ne me fait aucun chagrin de me rappeler ces faits. Peut-être ne l’avais-je pas mérité si je l’avais mérité, j’en ai été assez puni pour que l’on doive me le pardonner. Il est également vrai que dans ce temps j’eus la faiblesse de m’adresser à vous. Quelques anciennes liaisons, l’idée que je m’étais faite des dispositions où devait être un homme tel que vous, me firent illusion. Vous étiez à la campagne. Je vous écrivis. Vous me fites réponse, j’ai vos lettres ; elles me donnèrent beaucoup d’espérance ; il s’agissait, monsieur, de secours qui pussent me remettre dans mon état ; vous me promîtes tout pour votre retour. Vous arrivâtes enfin. Je vous vis, ma situation vous toucha. Elle était bien triste, vous conçûtes qu’il était facile de la changer. Je vous trouvai un jour de bonne humeur, vous m’annonçâtes de l’argent qui devait vous rentrer incessamment. Mon affaire était sûre, vous me donnâtes à compte 12 livres. Je n’osai les refuser de peur d’indisposer mon libérateur ; il ne faut pas être fier avec les grands, leurs plus petites faveurs conduisent nécessairement aux grandes. Vous me demandâtes quinze jours. Je revins huit jours après le temps fixé, il ne me fut plus possible d’arriver jusqu’à vous. Mon signalement était donné, mais vous me fîtes l’honneur de m’écrire ; j’ai aussi ces lettres ; vous ne me parlâtes alors que misère et banqueroute. Votre carrosse allait être mis bas ; ma garde-robe cependant vous parut digne de votre attention, vous m’envoyâtes une espèce de billet pour Thieriot, marchand de draps. J’ose dire que ce n’était pas une lettre de crédit, c’était la recommandation la plus impertinente que l’on pût donner à un honnête homme. Je l’ai gardée sans en faire aucun usage, elle n’était pas destinée à celui-là. Vous lui parliez d’un père que j’avais alors, et que vous assuriez être riche ; vous lui promettiez qu’il ne tarderait pas à mourir, et qu’alors je le pourrais payer, quelque pauvre que je fusse dans ce temps. C’est l’extrait de votre billet que M. Thieriot n’a jamais vu, mais que j’ai encore, et qui servira, quand vous le voudrez, à faire une partie de l’histoire de nos liaisons. Mon père est mort en effet six mois après, et il y a un an qu’il est mort. Depuis ce billet, vous ne m’avez pas vu ; notre commerce n’est donc pas si récent, monsieur, que vous le prétendez, et vos secours n’ont pas été si abondants. Si vos livres de dépense, dont parle votre secrétaire, sont chargées d’autre chose, je vous prie, monsieur, de m’en envoyer le relevé ; j’y ferai honneur dans l’instant. Mais je pense que nos comptes seront courts. En attendant, je vous envoie vos 12 livres ; je n’aurais pas osé le faire si cette occasion ne s’était pas présentée. J’aurais appréhendé de vous rappeler un fait qui me paraissait aussi honteux pour vous que pour moi. J’y joins, monsieur, mon plaidoyer ; c’est, je crois, l’intérêt bien honnête de l’argent que vous m’avez prêté ; vous verrez que je ne me suis chargé de cette cause que pour vous obliger, et que je l’ai fait. Je ne me suis nullement écarté de mon objet, et quelles ressources n’aurait-il pas offertes à ma mauvaise humeur, si j’en eusse eu contre vous ? Si j’avais voulu profiter des avantages que j’avais sur vous, je vous aurais terrassé ; si j’avais voulu m’égayer sur votre lettre au Père de La Tour, sur votre querelle avec le gazetier ecclésiastique, trop comique vis-à-vis ceux qui, comme moi, connaissent vos véritables sentiments ; si j’y avais joint l’aventure si publique de votre malheureux colporteur ; si j’eusse dit en passant un mot des Lettres philosophiques, je vous mettais au désespoir et l’on m’eût canonisé. Car voilà, monsieur, ce que vous doit apprendre cette cause, et c’est à vous d’en profiter. Vous avez quelques admirateurs, beaucoup d’ennemis, et pas un ami. Quoique avancés dans notre carrière, nous sommes encore en état, vous et moi, de tirer parti même d’une faute ; vous pouvez plus aisément qu’un autre gagner le public, qui est absolument contre vous. Cela est vrai ; regardez ce discours comme celui de la plus pure amitié, ne le négligez pas ; ne faites de mal à personne, et vous en avez beaucoup fait. Faites même du bien ; la Providence vous a mis en état de le pouvoir ; vous devriez être le père des gens à talents, et vous n’en avez obligé sérieusement aucun. Apprenez que la poésie n’est pas le seul talent qui rende les hommes recommandables ; qu’il ne faut mépriser personne, et vous vous êtes accoutumé à n’estimer que vous. Vous nous méprisez souverainement, nous autres viles gens du barreau ; vous nous regardez tous comme de misérables praticiens cette cause vous rendra peut-être plus raisonnable. Pour moi, elle me satisfait beaucoup de m’avoir mis à portée de vous épargner tous les chagrins qu’un autre aurait pu vous donner, et de vous prouver que je suis véritablement, et avec les sentiments les plus sincères, monsieur, etc.

Mannory.

  1. Volaire contre Travenol, par H. Beaune, 1869. Autographe de la collection Sohier.
  2. Voltaire avait écrit un petit mémoire contre ses adversaires, qu’il avait fait signer par son secrétaire, et dans lequel Mannory était représenté comme son obligé.