Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1709
Vous pourriez, monsieur, me dire comme Horace :
Sic raro scribis, ut toto non quater anno[1].
Ce ne serait pas la seule ressemblance que vous auriez avec ce sage aimable. Il a pensé quelquefois comme vous dans ses vers ; mais il me semble que son cœur n’était pas si sensible que le vôtre. C’est cette extrême sensibilité que j’aime ; sans elle vous n’auriez point fait cette belle oraison funèbre[2] dictée par l’éloquence et la tendre amitié. La première façon dont vous l’aviez commencée me parait sans comparaison plus touchante, plus pathétique, que la seconde ; il n’y aurait seulement qu’à en adoucir quelques traits, et à ne pas comprendre tous les hommes dans le portrait funeste que vous en faites ; il y a sans doute de belles âmes, et qui pleurent leurs amis avec des larmes véritables. N’en êtes-vous pas une preuve bien frappante, et croyez-vous être assez malheureux pour être le seul qui soyez sensible ? Ne parlons plus de La Fontaine ; qu’importe qu’en plaisantant on ait donné le nom d’instinct au talent singulier d’un homme qui avait toujours vécu à l’aventure, qui pensait et parlait en enfant sur toutes les choses de la vie, et qui était si loin d’être philosophe ? Ce qui me charme surtout de vos réflexions, monsieur, et de tout ce que vous voulez bien me communiquer, c’est cet amour si vrai que vous témoignez pour les beaux-arts ; c’est ce goût vif et délicat qui se manifeste dans toutes vos expressions. Venez donc à Paris ; j’y profiterai avec assiduité de votre séjour. Vous serez peut-être étonné de recevoir une lettre de moi, datée de Versailles. La cour ne semblait guère faite pour moi mais les grâces que le roi m’a faites[3] m’y arrêtent, et j’y suis à présent plus par reconnaissance que par intérêt. Le roi part[4], dit-on, les premiers jours du mois prochain, pour aller nous donner la paix à force de victoires. Vous avez renoncé à ce métier qui demande un corps plus robuste que le vôtre, et un esprit peu philosophique ; c’est bien assez d’y avoir consacré vos plus belles années. Employez, monsieur, le reste de votre vie à vous rendre heureux, et songez que vous contribuerez à mon bonheur quand vous m’honorerez de votre commerce, dont je sens tout le prix.
- ↑ Horace, lib. II, sat. iii, v. 1.
- ↑ L’Éloge du jeune de Seitres. Voyez la lettre 1688.
- ↑ Voltaire venait d’être nommé gentilhomme et historiographe de France.
- ↑ Louis XV partit de Versailles, accompagné du Dauphin, et arriva au camp de Tournai le 8 mai 1745. Le 11 eut lieu la bataille de Fontenoy.