Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1688

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 332-333).

1688. — À M. DE VAUVENARGUES.
Décembre.

L’état où vous m’apprenez que sont vos yeux a tiré, monsieur, des larmes des miens ; et l’éloge funèbre[1] que vous m’avez envoyé a augmenté mon amitié pour vous, en augmentant mon admiration pour cette belle éloquence avec laquelle vous êtes né. Tout ce que vous dites n’est que trop vrai, en général. Vous en exceptez sans doute l’amitié. C’est elle qui vous a inspiré, et qui a rempli votre âme de ces sentiments qui condamnent le genre humain. Plus les hommes sont méchants, plus la vertu est précieuse et l’amitié m’a toujours paru la première de toutes les vertus, parce qu’elle est la première de nos consolations. Voilà la première oraison funèbre que le cœur ait dictée ; toutes les autres sont l’ouvrage de la vanité. Vous craignez qu’il n’y ait un peu de déclamation. Il est bien difficile que ce genre d’écrire se garantisse de ce défaut ; qui parle longtemps parle trop sans doute. Je ne connais aucun discours oratoire où il n’y ait des longueurs. Tout art a son endroit faible ; quelle tragédie est sans remplissage, quelle ode sans strophes inutiles ? Mais, quand le bon domine, il faut être satisfait d’ailleurs, ce n’est pas pour le public que vous avez écrit : c’est pour vous, c’est pour le soulagement de votre cœur ; le mien est pénétré de l’état où vous êtes. Puissent les belles-lettres vous consoler ! elles sont en effet le charme de la vie quand on les cultive pour elles-mêmes, comme elles le méritent ; mais, quand on s’en sert comme d’un organe de la renommée, elles se vengent bien de ce qu’on ne leur a pas offert un culte assez pur : elles nous suscitent des ennemis qui persécutent jusqu’au tombeau. Zoïle eût été capable de faire tort à Homère vivant. Je sais bien que les Zoïles sont détestés, qu’ils sont méprisés de toute la terre, et c’est là précisément ce qui les rend dangereux. On se trouve compromis[2], malgré qu’on en ait, avec un homme couvert d’opprobres.

Je voudrais, malgré ce que je vous dis là, que votre ouvrage fût public car, après tout, quel Zoïle pourrait médire de ce que l’amitié, la douleur, et l’éloquence, ont inspiré à un jeune officier ; et qui ne serait étonné de voir le génie de M. Bossuet à Prague ? Adieu, monsieur ; soyez heureux, si les hommes peuvent l’être ; je compterai parmi mes beaux jours celui où je pourrai vous revoir.

Je suis avec les sentiments les plus tendres, etc.

  1. L’Éloge de Paul-Hippolyte-Emmanuelde Seitres de Caumont, jeune officier qui servait dans le même régiment que Vauvenargues, son ami, et qui mourut à Prague, au mois d’avril 1742. (Cl.)
  2. Voltaire ne l’avait que trop éprouvé, à la fin de 1738 et au commencement de 1739, dans sa querelle avec l’auteur de la Voltairomanie.