Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1668

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 315-316).

1668. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,
à paris.
À Cirey, ce 8 ou 9 d’août. Dieu merci, je ne
sais pas comme je vis.

À propos, je suis un infâme paresseux. Ah ! que j’ai tort ! Que je vous demande pardon, monsieur ! Vous mariez un fils[1] que j’aime presque autant que son père. Vous écrivez sans cesse aux fermiers généraux, et moi, je ne vous écris point. Je disais toujours : J’écrirai demain, et demain je faisais une plate comédie ballet pour l’infante dauphine, et je me grondais, et puis j’étais honteux. Je le suis bien encore, mais je passe par-dessus tout cela. Pour Dieu ! faites-en autant, et aimez-moi toujours. Mais y a-t-il tant de compliments à vous faire de ce que vous êtes du conseil des finances ! Je vous en ferai, ou plutôt à la France, quand vous serez chancelier[2] : car je veux que vous le soyez pour me dépiquer. N’y manquez pas, je vous en conjure ; et le plus tôt sera le mieux.

Je vous avertis que je viendrai chercher bientôt la réponse à mon chiffon ; et, quand vous serez soûl des fermes et gabelles, et dixièmes, et autres grosses besognes, je vous lirai ma petite drôlerie pour l’infante, en présence du nouveau marié. Nous partons vers le 20 de ce mois.

Savez-vous bien, monsieur, que mon plus grand chagrin n’est pas de ne vous avoir point écrit, mais de passer ma vie sans vous faire ma cour ? Je vous la ferai, je vous jure ; mais quand ? Vous ne soupez point, je ne dîne point ; vous allez entendre au conseil des choses assommantes, et j’en fais de frivoles. N’importe, il faut absolument que je reprenne mon habitude de vous soumettre mes rêveries :

Dum validus, dum lætus eris, dum denique posces.

(Hor., lib. I, ep. xiii, v. 3.)

Mes respects, si vous le permettez, à monsieur votre fils tout comme à vous ; mais, malgré mon long et coupable silence, je vous suis dévoué avec l’attachement le plus tendre et le plus vieux. Il y a, ne vous déplaise, plus de quarante ans cela fait frémir.

Adieu, monsieur ; aimez-moi un peu, je vous en supplie ; que j’aie cette consolation dans cette courte vie. Il y a quarante ans, ô ciel que je vous aime, et je n’ai pas eu l’honneur de vivre avec vous la valeur de quarante jours ! Ah ! ah !

  1. M. de Paulmy, marié, en premières noces, à la fille d’un fermier général nommé Dangé.
  2. Le marquis d’Argenson fut nommé ministre des affaires étrangères, en novembre 1744, à la place d’Amelot de Chaillou, renvoyé sept mois auparanant.