Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1667

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 313-315).

1667. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, le 23 juillet.

J’avais déjà fait le divertissement du second acte, selon le projet que j’avais envoyé à M. de Richelieu. M. le président Hénault doit avoir à présent entre les mains ce nouveau divertissement. Le comité peut comparer mes Maures avec mon berger qui tue les monstres tout seul pendant que l’évêque bénit les drapeaux. Il peut choisir ou rejeter tout[1].

Je vous avertis, mon cher ange gardien, que la comédie est à peu près faite selon les deux manières, c’est-à-dire que, avec le divertissement de la princesse Ésone, tiré d’Hygin, Mme de Navarre n’est reconnue qu’au troisième acte, et que, avec mes Maures, mes Amours, mon bassin, mon groupe, tirés de ma tête, Mme de Navarre est reconnue au second acte. Vous devinez tout le reste. J’ai reçu votre projet du troisième acte, et je vous remercie d’aider la faiblesse de mon imagination ; mais je vous supplie de ne pas imiter les comédiens italiens, quand vous craignez d’imiter Roi. Or ce serait les imiter bien pauvrement que de donner un feu d’artifice sans autre raison que l’envie de le donner ; mais que ce feu d’artifice serve à expliquer un secret, à dénouer une intrigue, alors il me semhle que c’est une invention très-agréable. J’ai imaginé qu’on avait prédit[2] à la princesse qu’elle aimerait un jour son ennemi, et l’accomplissement de cette prédiction se trouvera renfermé dans les lettres de feu qui paraîtront sur un ciel étoilé, comme un ordre des dieux écrit dans le ciel. Laissez-moi donc conserver mon divertissement du premier acte, il ne ressemble point tant, ce me semble. Ce sont les trois déesses elles-mêmes qui font une galanterie de leur pomme à la princesse. Les guerriers sont nécessaires parce qu’ils la jettent dans l’embarras. Enfin il me semble que c’est n’imiter personne que de faire arrêter les gens à chaque porte par des fêtes. C’est principalement dans cette invention que consiste toute la galanterie ; et, pour peu que la musique soit bonne, il me parait que ce premier acte doit beaucoup réussir.

À l’égard des autres, vous sentez bien qu’il y a deux tons qui dominent, celui de la tendresse et celui du comique ; je ne dis pas celui du bouffon. J’appelle comique le rôle de Sanchette, qui est tout neuf au théâtre, et qui doit partager au moins l’attention. J’entends par comique la scène de Léonor avec sa maîtresse, où elle dit :

Mais si j’étais fille d’un empereur[3],
Si j’étais reine de la France, etc.

Je ne sais ce que vous aviez contre moi quand vous m’avez mandé que cette Léonor parlait en suivante de comédie. Je soutiens que quand Mme de Villars n’avait pas le malheur d’être dévote, elle ne s’exprimait pas autrement. Je vous demande bien pardon, mais cette scène de la princesse et de sa confidente est, avec ce que j’y ai ajouté, une des moins mauvaises de l’ouvrage ; prenez garde que le reste ne retombe dans tous les combats ordinaires de la gloire et du devoir. Enfin il faut se résoudre à quelque chose dans cette besogne, où il y a peu d’honneur à acquérir, mais qui est très-importante pour moi. Je crois que le tout formera un très-beau spectacle ; mais, en conscience, il faut donner à Rameau le prologue, le premier divertissement, et celui des deux seconds qui vous déplaira le moins ; il aura bientôt le troisième. Je voudrais bien épargner à vos bontés ces volumes d’écritures, et vous consulter de vive voix ; mais le moyen que vous veniez à Cirey, ou que j’aille à Paris ! Vous aurez donc d’énormes paquets au lieu de fréquentes visites. Je baise mille fois le bout des ailes de mes anges gardiens, quoique je dispute contre eux. Je lutte comme Jacob[4], mais il adora l’ange après avoir lutté ; ainsi fais-je.

  1. Tout ceci a été rejeté.
  2. Cette prédiction est faite par une devineresse dans le premier acte, scène iv.
  3. Ces vers ont été supprimés.
  4. Genèse, ch. xxxii, 24, 31.