Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1562

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 193-194).

1562. — À M. BOYER,
ancien évêque de mirepoix[1].
Mars.

Il y a longtemps, monseigneur, que je suis persécuté par la calomnie, et que je la pardonne. Je sais assez que, depuis les Socrate jusqu’aux Descartes, tous ceux qui ont eu un peu de succès ont eu à combattre les fureurs de l’envie. Quand on n’a pu attaquer leurs ouvrages ni leurs mœurs, on s’est vengé en attaquant leur religion. Grâce au ciel, la mienne m’apprend qu’il faut savoir souffrir ; le Dieu qui l’a fondée fut, dès qu’il daigna être homme, le plus persécuté de tous les hommes. Après un tel exemple, c’est presque un crime de se plaindre corrigeons nos fautes, et soumettons-nous à la tribulation comme à la mort !

Un honnête homme peut, à la vérité, se défendre ; il le doit même, non pour la vaine satisfaction d’imposer silence, mais pour rendre gloire à la vérité. Je peux donc dire, devant Dieu qui m’écoute, que je suis bon citoyen et vrai catholique, et je le dis uniquement parce que je l’ai toujours été dans le cœur. Je n’ai pas écrit une page qui ne respire l’humanité, et j’en ai écrit beaucoup qui sont sanctifiées par la religion. Le poëme de la Henriade n’est, d’un bout à l’autre, que l’éloge de la vertu qui se soumet à la Providence ; j’espère qu’en cela ma vie ressemblera toujours à mes écrits. Je n’ai jamais surtout souillé ces éloges de la vertu par aucun espoir de récompense, et je n’en veux aucune que celle d’être connu pour ce que je suis.

Mes ennemis me reprochent je ne sais quelles Lettres philosophiques. J’ai écrit plusieurs lettres à mes amis, mais jamais je ne les ai intitulées de ce titre fastueux. La plupart de celles qu’on a imprimées sous mon nom ne sont point de moi, et j’ai des preuves qui le démontrent. J’avais lu à M. le cardinal de Fleury celles qu’on a si indignement falsifiées ; il savait très-bien distinguer ce qui était de moi d’avec ce qui n’en était pas. Il daignait m’estimer, et surtout dans les derniers temps de sa vie. Ayant reconnu une calomnie infâme dont on m’avait noirci, au sujet d’une prétendue lettre[2] au roi de Prusse, il m’en aima davantage. Les calomniateurs haïssent à mesure qu’ils persécutent ; mais les gens de bien se croient obligés de chérir ceux dont ils ont reconnu l’innocence.

  1. Jean-François Boyer, frère de quatre moines et de quatre religieuses, naquit en 1675, et commença lui-même par être moine. Après l’avoir fait nommer à l’évêché de Mirepoix, le cardinal de Fleury, en 1736, l’appela à Paris pour être précepteur du dauphin, fils de Louis XV. De 1736 à 1741, Boyer fut admis à l’Académie française, à celle des sciences, et à celle des inscriptions, ce qui n’empêcha pas le triple académicien d’être appelé l’âne de Mirepoix, par Voltaire, comme on le voit dans les Mémoires de celui-ci. L’ancien évêque de Mirepoix obtint la feuille des bénéfices en février 1743 ; il mourut le 20 auguste 1755. (Cl.)
  2. Voyez la lettre 1509, et le sixième alinéa de la lettre 1526.