Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1544

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 174-176).

1544. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Bruxelles, novembre.

Sire, je suis bien heureux que le plus sage des rois soit un peu content de ce vaste tableau que je fais des folies des hommes. Votre Majesté a bien raison de dire que le temps où nous vivons a de grands avantages sur ces siècles de ténèbres et de cruauté,


Et qu’il vaut mieux, ô blasphèmes maudits !
Vivre à présent qu’avoir vécu jadis[1].

Plût à Dieu que tous les princes eussent pu penser comme mon héros ! il n’y aurait eu ni guerre de religion, ni bûchers allumés pour y brûler de pauvres diables qui prétendaient que Dieu est dans un morceau de pain d’une manière différente de celle qu’entend saint Thomas. Il y a un casuiste[2] qui examine si la Vierge eut du plaisir dans la coopération de l’obombration du Saint-Esprit : il tient pour l’affirmative, et en apporte de fort bonnes raisons. On a écrit contre lui de beaux volumes mais il n’y a eu, dans cette dispute, ni hommes brûlés ni villes détruites. Si les partisans de Luther, de Zwingle, de Calvin, et du pape, en avaient usé de même, il n’y aurait eu que du plaisir à vivre avec ces gens-là.

Il n’y a plus guère de querelles fanatiques qu’en France. Le janséniste et le moliniste y entretiennent une discorde qui pourrait bien devenir sérieuse, parce qu’on traite ces chimères sérieusement.

Le prince n’a qu’à s’en moquer, et les peuples en riront ; mais les princes qui ont des confesseurs sont rarement des rois philosophes.

J’envoie à Votre Majesté une petite cargaison d’impertinences[3] humaines, qui seront une nouvelle preuve de la grande supériorité du siècle de Frédéric sur les siècles de tant d’empereurs ; mais, sire, toutes ces preuves-là n’approchent point de celles que vous en donnez.

J’ai ouï dire que, tout général que vous êtes d’une armée de cent cinquante mille hommes, Votre Majesté se fait représenter paisiblement des comédies dans son palais. La troupe qui a joué devant elle n’est pas probablement comme ses troupes guerrières : elle n’est pas, je crois, la première de l’Europe.

Je pense avoir trouvé un jeune homme[4] d’esprit et de mérite, qui fait fort joliment des vers, et qui sera très-capable de servir aux plaisirs de mon héros, de conduire ses comédiens, et d’amuser celui qui peut tenir la balance entre les princes de ce monde. Je compte être dans quinze jours à Paris, et alors j’en donnerai des nouvelles plus positives à Votre Majesté.

J’espère aussi lui envoyer deux ou trois siècles de plus ; mais il me faut autant de livres que vous avez de soldats, et ce n’est guère qu’à Paris que je pourrai trouver tous ces immenses recueils dont je tire quelques gouttes d’élixir.

Je me flatte qu’à présent Votre Majesté jouit de la belle collection du cardinal de Polignac.


Roi très-sage, voilà donc comme
Vous avez, pour vingt mille écus,
Tout le salon de Marius !
Mais pour ces antiques vertus
Qu’on ne rapporte plus de Rome,
Le don de penser toujours bien,
D’agir en prince, et vivre en homme,
Tout cela ne vous coûte rien.

Je viens de voir les Hanovriens et les Hessois en ordre de bataille ce sont de belles troupes, mais cela n’approche pas encore de celles de Votre Majesté, et elles n’ont pas mon héros à leur tête. On ne croit pas que cet hiver elles sortent de leur garnison. On disait qu’elles allaient à Dunkerque ; le chemin est un peu scabreux, quoiqu’il paraisse assez beau.

Sire, que Votre Majesté conserve ses bontés à son éternel admirateur

  1. Vers 17 et 18 de la Défense du Mondain, tome X.
  2. Le Père Sanchez, jésuite voyez tome XXIV, page 99.
  3. De nouveaux morceaux de l’Essai sur les Mœurs.
  4. Sans doute La Bruère, nommé dans le deuxième alinéa de la lettre 1537.