Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1532

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 159-162).

1532. — À M. LE CARDINAL DE FLEURY.
Le 10 septembre.

Monseigneur, je commence par envoyer à Votre Éminence la première lettre[1] que le roi de Prusse m’écrivit le 26 août, qu’il date par mégarde du 26 septembre. Votre Éminence verra au moins par cette lettre que je n’ai point écrit celle[2] qui courut si malheureusement il y a un mois, et qui fut fabriquée à Paris par le secrétaire d’un ambassadeur, aussi bien qu’une prétendue réponse de Sa Majesté prussienne.

J’ai donc quelque droit d’espérer que je serai justifié dans l’esprit du roi, comme dans celui de Votre Éminence, sur cette petite affaire.

Je vais maintenant lui rendre compte, comme je le dois, de mon voyage à Aix-la-Chapelle.

Je ne partis que le 2 de ce mois. Je rencontrai en chemin un courrier du roi de Prusse, qui venait me réitérer ses ordres. Le roi voulut que je logeasse près de son appartement, et passa, deux jours consécutifs, quatre heures de suite dans ma chambre, avec cette bonté et cette familiarité qui entrent, comme vous savez, dans son caractère, et qui n’abaissent point un roi parce qu’on n’en abuse jamais. J’eus tout le temps de parler, avec beaucoup de liberté, sur ce que Votre Éminence m’avait prescrit, et le roi me parla avec une égale franchise.

D’abord il me demanda s’il était vrai que la nation fût si piquée contre lui, si le roi l’était, si vous l’étiez. Je répondis qu’en effet tous les Français avaient ressenti vivement une défection si inespérée ; qu’il ne m’appartenait pas de savoir comment pensait le roi, que je connaissais la modération de Votre Éminence, etc. Il daigna me parler beaucoup des raisons qui l’ont engagé à précipiter sa paix. Elles ne roulent point sur les prétendues négociations secrètes à la cour de Vienne[3], et desquelles Votre Éminence a bien voulu se justifier. Elles sont si singulières que j’ose douter qu’on en soit instruit en France. Cependant je n’ose les confier à cette lettre, sentant combien il me sied peu de toucher à des affaires si délicates.

Tout ce que j’ose dire, c’est qu’il m’a semblé très-aisé de ramener l’esprit de ce monarque, que la situation de ses États, son intérêt et son goût, semblent rendre l’allié naturel de la France.

Il m’a paru très-affligé de l’opinion que cet événement a fait concevoir de lui aux Français ; il m’a dit qu’il avait commencé un manifeste, mais qu’il le supprimerait. Il ajouta qu’il souhaitait passionnément de voir la Bohême aux mains de l’empereur, qu’il renonçait de la meilleure foi du monde à Berg et à Juliers ; que, malgré les propositions avantageuses que lui faisait le comte de Stair[4], il ne songeait qu’à garder la Silésie qu’il savait bien qu’un jour la maison d’Autriche voudrait rentrer dans cette belle province, mais qu’il se flattait qu’il garderait sa conquête ; qu’il avait actuellement cent trente mille hommes de troupes ; qu’il allait faire de Neisse, de Glogau, et de Brieg, des places aussi fortes que Wesel ; que d’ailleurs il était très-bien informé que la reine d’Hongrie doit plus de quatre-vingts millions d’écus d’Allemagne, qui font environ trois cents millions de France ; que ses provinces, épuisées et séparées les unes des autres, ne pourront faire de longs efforts, et que de longtemps les Autrichiens ne seront redoutables par eux-mêmes.

Il est indubitable qu’on avait donné à ce prince des idées aussi fausses sur la France qu’il en a de justes sur l’Autriche. Il me demanda s’il était vrai que la France fût épuisée d’hommes et d’argent, et entièrement découragée ; je répondis qu’il doit y avoir encore plus de douze cents millions d’espèces circulant dans le royaume ; que les recrues ne se sont jamais faites si aisément, et qu’il n’y a jamais eu tant de bonne volonté.

Milord Hindfort[5] lui avait parlé bien autrement, et milord Stair, dans ses lettres, lui représentait, il y a un mois, la France comme prête à succomber. Il n’a cessé de le presser encore pendant le voyage d’Aix.

Malgré la déclaration que M. de Podewils[6] avait faite à la Haye, il y avait même encore, le 30 d’août, à Aix, un Anglais, de la part de milord Stair, qui vint parler au roi de Prusse dans un petit village nommé Boschet, à un quart de lieue d’Aix. On m’a assure que l’Anglais s’en est retourné très-mécontent. Cependant le général Schmettau[7], qui était avec le roi, envoya dans ce temps-lâ même acheter à Bruxelles cinq exemplaires des cartes du cours de la Moselle et des Trois-Évêchés.

Voilà les principales choses dont j’ai cru devoir rendre un compte succinct à Votre Éminence, sans me hasarder à faire aucune réflexion, croyant avoir rempli mon devoir de Français, sans manquer à la reconnaissance que je dois aux bontés extrêmes dont le roi de Prusse m’honore.

Votre Éminence verra d’un coup d’œil le fond des choses dont je n’ai vu et dont je ne peux rendre que la superficie.

Si ma lettre est jugée digne de votre attention, je vous supplie, monseigneur, de ne la regarder que comme le simple témoignage de mon zèle pour le roi et pour ma patrie. La confiance avec laquelle le roi de Prusse daigne me parler me mettrait peut-être quelquefois en état de rendre ce zèle moins inutile, et je croirais ne pouvoir jamais mieux répondre à ses bontés qu’en cultivant le goût naturel qu’il a pour la France. Je suis, etc.

  1. C’est sans doute la lettre 1525, dans laquelle il n’est d’ailleurs nullement question de la lettre 1509.
  2. Il parait que c’était la lettre 1509, écrite alors depuis un peu plus de deux mois. Si elle contenait des plaisanteries contre Mme de Mailly, Louis XV avait dû s’en irriter.
  3. Voyez la note 2 de la page 153.
  4. Jean Dalrymple, comte de Stair, né en 1673, mort en 1747. Il fut, pendant plusieurs années, ambassadeur de George Ier auprès de Louis XIV et de Louis XV. En 1742, Stair commandait l’armée anglaise en Flandre, et il était, en outre, ambassadeur extraordinaire auprès des Etats-Généraux. (Cl.)
  5. Ambassadeur d’Angleterre auprès de Frédéric ; cité dans le trentième vers de la lettre 1455. Ce diplomate est nommé aussi Hindfort dans les Mémoires de Valori, et Hyndford, dans la Vie de Frédéric II, par Laveaux.
  6. Ministre de Prusse à la Haye ; c’est à lui qu’est adressée la lettre 1614.
  7. Probablement Samuel, comte de Schmettau, passé récemment du service d’Autriche à celui de Prusse, peu de temps après son frère, cité dans la lettre 1353.