Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1450

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 69-71).

1450. — À M. PITOT DE LAUNAI.
Bruxelles, le 19 juin.

Je suis un paresseux, mon cher philosophe ; je crois que c’est une mauvaise qualité attachée au peu de santé que j’ai. Je passe des six mois entiers sans écrire à mes amis. Il est vrai qu’il faut m’excuser un peu : j’ai fait des voyages au nord, quand vous alliez au midi ; mais ne jugez point, je vous prie, de mon amitié par mon silence : personne ne s’intéresse plus vivement que moi à tout ce qui vous arrive ; il suffit d’ailleurs d’être bon citoyen pour être charmé que vous soyez employé en Languedoc. J’aimerais mieux encore que vous fussiez occupé à ouvrir de nouveaux canaux en France qu’à rajuster les anciens. Il me semble qu’il manque à l’industrie des Français et à la splendeur de l’État d’embellir le royaume, et de faciliter le commerce par ces rivières artificielles dont on a déjà de si beaux exemples. De tels ouvrages valent bien l’aire d’une courbe, et la mesure leibnitzienne des forces vives. Vous faites de la géométrie l’usage le plus honorable, puisque c’est le plus utile, car je m’imagine qu’il en est de la physique comme de la politique des princes : où est le profit, là est l’honneur[1].

J’ai un peu abandonné cette physique pour d’autres occupations il ne faut faire qu’une chose à la fois pour la bien faire. Mme du Châtelet est assez heureuse pour n’avoir rien à présent qui la détourne de cette étude ; sa lettre à M. de Mairan a été fort bien reçue, mais j’aurais mieux aimé que cette dispute n’eût pas été publique. Le fond de la question n’a pas été entamé dans les lettres de M. de Mairan et de Mme du Châtelet, et le fond de la question consistant à savoir si le temps doit entrer dans la mesure des forces, il me semble que tout le monde devrait être d’accord. M. de Bernouilli lui-même ne nie plus qu’on doive admettre le temps. Ainsi, si on peut disputer encore, ce ne peut plus être que sur les termes dont on se sert. Il est triste pour des géomètres qu’on se soit si longtemps battu sans s’entendre on les aurait presque pris pour des théologiens.

Je crois que vous êtes bien content du séjour du Languedoc. Est-il vrai qu’on s’y porte toujours bien ? Il n’en est pas de même en Flandre ; ma santé continue d’y être bien mauvaise. Les études en souffrent ; l’âme est toujours malade avec le corps, quoique ces deux choses soient, dit-on, de nature si hétérogène. Avez-vous auprès de vous madame votre femme, ou l’avez-vous laissée à Paris ? et vivez-vous avec elle comme Cérès avec Proserpine, six mois d’absence et six mois de séjour ?

M. de Maupertuis doit être arrivé à Paris. On le dit mécontent : il n’a point fondé d’académie à Berlin, comme il l’espérait, a mangé beaucoup d’argent, a perdu son petit bagage à la bataille de Mollwitz, et n’est pas récompensé comme on s’en flattait. Il n’a point passé, à son retour, par Bruxelles, et il y a très-longtemps que je n’ai reçu de ses nouvelles. On nous dit, dans le moment, qu’il y a une suspension d’armes en Silésie mais cette nouvelle mérite confirmation.

Toute l’Europe se prépare à la guerre ; Dieu veuille que ce soit pour avoir la paix !

Adieu, mon cher monsieur ; je vous aime tout comme si je vous écrivais tous les jours. Mon cœur n’est pas paresseux. Mme du Châtelet vous fait mille compliments. Je vous embrasse sans cérémonie.

  1. Cette maxime est de Louis XI.