Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1451

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 71-72).

1451. – À M. HELVÉTIUS.
À Bruxelles, ce 20 juin.

Je me gronde bien de ma paresse, mon cher et aimable ami ; mais j’ai été si indignement occupé de prose depuis un mois que j’osais à peine vous parler de vers. Mon imagination s’appesantit dans des études qui sont à la poésie ce que des garde-meubles sombres et poudreux sont à une salle de bal bien éclairée. Il faut secouer la poussière pour vous répondre. Vous m’avez écrit, mon charmant ami, une lettre où je reconnais votre génie. Vous ne trouvez point Boileau assez fort il n’a rien de sublime, son imagination n’est point brillante, j’en conviens avec vous : aussi il me semble qu’il ne passe point pour un poëte sublime ; mais il a bien fait ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait faire. Il a mis la raison en vers harmonieux ; il est clair, conséquent, facile, heureux dans ses transitions ; il ne s’élève pas, mais il ne tombe guère. Ses sujets ne comportent pas cette élévation dont ceux que vous traitez sont susceptibles. Vous avez senti votre talent, comme il a senti le sien. Vous êtes philosophe, vous voyez tout en grand ; votre pinceau est fort et hardi. La nature en tout cela vous a mis, je vous le dis avec la plus grande sincérité, fort au-dessus de Despréaux ; mais ces talents-là, quelque grands qu’ils soient, ne seront rien sans les siens. Vous avez d’autant plus besoin de son exactitude que la grandeur de vos idées souffre moins la gêne et l’esclavage. Il ne vous coûte point de penser, mais il coûte infiniment d’écrire. Je vous prêcherai donc éternellement cet art d’écrire que Despréaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suite d’idées, cet air aisé avec lequel il conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l’art, et cette apparence de facilité qu’on ne doit qu’au travail. Un mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. Les idées de Boileau, je l’avoue encore, ne sont jamais grandes, mais elles ne sont jamais défigurées ; enfin, pour être au-dessus de lui, il faut commencer par écrire aussi nettement et aussi correctement que lui.

Votre danse haute ne doit pas se permettre un faux pas ; il n’en fait point dans ses petits menuets. Vous êtes brillant de pierreries ; son habit est simple, mais bien fait. Il faut que vos diamants soient bien mis en ordre, sans quoi vous auriez un air gêné avec le diadème en tête. Envoyez-moi donc, mon cher ami, quelque chose d’aussi bien travaillé que vous imaginez noblement ; ne dédaignez point tout à la fois d’être possesseur de la mine et ouvrier de l’or qu’elle produit. Vous sentez combien, en vous parlant ainsi, je m’intéresse à votre gloire et à celle des arts. Mon amitié pour vous a redoublé encore à votre dernier voyage. J’ai bien la mine de ne plus faire de vers. Je ne veux plus aimer que les vôtres. Mme du Châtelet, qui vous a écrit, vous fait mille compliments. Adieu ; je vous aimerai toute ma vie.