Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1446

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 62-66).

1446. — À M. DE S’GRAVESANDE.
À Cirey, le 1er juin[1].

Je vous remercie, monsieur, de la figure que vous avez bien voulu m’envoyer de la machine dont vous vous servez pour fixer l’image du soleil. J’en ferai faire une sur votre dessin, et je serai délivré d’un grand embarras car moi, qui suis fort maladroit, j’ai toutes les peines du monde dans ma chambre obscure avec mes miroirs. À mesure que le soleil avance, les couleurs s’en vont, et ressemblent aux affaires de ce monde, qui ne sont pas un moment de suite dans la même situation. J’appelle votre machine un Sta, sol. Depuis Josué, personne, avant vous, n’avait arrêté le soleil.

J’ai reçu, dans le même paquet, l’ouvrage que je vous avais demandé, dans lequel mon adversaire[2], et celui de tous les philosophes, emploie environ trois cents pages au sujet de quelques Pensées de Pascal, que j’avais examinées dans moins d’une feuille. Je suis toujours pour ce que j’ai dit le défaut de la plupart des livres est d’être longs. Si on avait la raison pour soi, on serait court ; mais peu de raison et beaucoup d’injures ont fait les trois cents pages.

J’ai toujours cru que Pascal n’avait jeté ses idées sur le papier que pour les revoir et en rejeter une partie. Le critique n’en veut rien croire. Il soutient que Pascal aimait toutes ses idées, et qu’il n’en eût retranché aucune mais s’il savait que les éditeurs eux-mêmes en supprimèrent la moitié, il serait bien surpris. Il n’a qu’à voir celles que le Père Desmolets a recouvrées depuis quelques années, écrites de la main de Pascal même, il sera bien plus surpris encore. Elles sont imprimées dans le Recueil de Littérature[3].

Les hommes d’une imagination forte, comme Pascal, parlent avec une autorité despotique ; les ignorants et les faibles écoutent avec une admiration servile ; les bons esprits examinent.

Pascal croyait toujours, pendant les dernières années de sa vie, voir un abîme à côté de sa chaise faudrait-il pour cela que nous en imaginassions autant ? Pour moi, je vois aussi un abîme, mais c’est dans les choses qu’il a cru expliquer. Vous trouverez dans les Mélanges de Leibnitz que la mélancolie égara sur la fin la raison de Pascal il le dit même un peu durement. Il n’est pas étonnant, après tout, qu’un homme d’un tempérament délicat, d’une imagination triste, comme Pascal, soit, à force de mauvais régime, parvenu à déranger les organes de son cerveau. Cette maladie n’est ni plus surprenante ni plus humiliante que la fièvre et la migraine. Si le grand Pascal en a été attaqué, c’est Samson qui perd sa force. Je ne sais de quelle maladie était affligé le docteur qui argumente si amèrement contre moi ; mais il prend le change en tout, et principalement sur l’état de la question.

Le fond de mes petites Remarques sur les Pensées de Pascal, c’est qu’il faut croire sans doute au péché originel, puisque la foi l’ordonne, et qu’il faut y croire d’autant plus que la raison est absolument impuissante à nous montrer que la nature humaine est déchue. La révélation seule peut nous l’apprendre. Platon s’y était jadis cassé le nez. Comment pouvait-il savoir que les hommes avaient été autrefois plus beaux, plus grands, plus forts, plus heureux ? qu’ils avaient eu de belles ailes, et qu’ils avaient fait des enfants sans femmes ?

Tous ceux qui se sont servis de la physique pour prouver la décadence de ce petit globe de notre monde n’ont pas eu meilleure fortune que Platon. Voyez-vous ces vilaines montagnes, disaient-ils, ces mers qui entrent dans les terres, ces lacs sans issue ? ce sont des débris d’un globe maudit ; mais quand on y a regardé de plus près, on a vu que ces montagnes étaient nécessaires pour nous donner des rivières et des mines, et que ce sont les perfections d’un monde béni. De même mon censeur assure que notre vie est fort raccourcie, en comparaison de celle des corbeaux et des cerfs. Il a entendu dire à sa nourrice que les cerfs vivent trois cents ans, et les corbeaux neuf cents. La nourrice d’Hésiode lui avait fait aussi apparemment le même conte ; mais mon docteur n’a qu’à interroger quelque chasseur, il saura que les cerfs ne vont jamais à vingt ans. Il a beau faire, l’homme est de tous les animaux celui à qui Dieu accorde la plus longue vie, et quand mon critique me montrera un corbeau qui aura cent deux ans, comme M. de Saint-Aulaire[4] et Mme de Chanclos, il me fera plaisir.

C’est une étrange rage que celle de quelques messieurs qui veulent absolument que nous soyons misérables. Je n’aime point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade pour me vendre ses pilules. Garde ta drogue, mon ami, et laisse-moi ma santé. Mais pourquoi me dis-tu des injures parce que je me porte bien, et que je ne veux point de ton orviétan ?

Cet homme m’en dit de très-grossières, selon la louable coutume des gens pour qui les rieurs ne sont pas. Il a été déterrer dans je ne sais quel journal je ne sais quelles Lettres[5] sur la nature de l’âme, que je n’ai jamais écrites, et qu’un libraire a toujours mises sous mon nom à bon compte, aussi bien que beaucoup d’autres choses que je ne lis point. Mais, puisque cet homme les lit, il devait voir qu’il est évident que ces Lettres sur la nature de l’âme ne sont point de moi, et qu’il y a des pages entières copiées mot à mot de ce que j’ai autrefois écrit sur Locke[6]. Il est clair qu’elles sont de quelqu’un qui m’a volé ; mais je ne vole point ainsi, quelque pauvre que je puisse être.

Mon docteur se tue à prouver que l’âme est spirituelle. Je veux croire que la sienne l’est ; mais, en vérité, ses raisonnements le sont fort peu. Il veut donner des soufflets à Locke sur ma joue, parce que Locke a dit que Dieu était assez puissant pour faire penser un élément de la matière. Plus je relis ce Locke, et plus je voudrais que tous ces messieurs l’étudiassent. Il me semble qu’il a fait comme Auguste, qui donna un édit de coercendo intra fines imperio. Locke a resserré l’empire de la science pour l’affermir. Qu’est-ce que l’âme ? Je n’en sais rien. Qu’est-ce que la matière ? Je n’en sais rien. Voilà Joseph-Godefroi Leibnitz qui a découvert que la matière est un assemblage de monades. Soit ; je ne le comprends pas, ni lui non plus. Eh bien ! mon âme sera une monade ; ne me voilà-t-il pas bien instruit ? Je vais vous prouver que vous êtes immortel, me dit mon docteur. Mais vraiment il me fera plaisir j’ai tout aussi grande envie que lui d’être immortel. Je n’ai fait la Henriade que pour cela ; mais mon homme se croit bien plus sûr de l’immortalité par ses arguments que moi par ma Henriade. Vanitas vanitatum et Metaphysica vanitas[7] !

Nous sommes faits pour compter, mesurer, peser : voilà ce qu’a fait Newton ; voilà ce que vous faites avec M. Musschenbroeck ; mais, pour les premiers principes des choses, nous n’en savons pas plus qu’Épistemon et maître Éditue[8].

Les philosophes, qui font des systèmes sur la secrète construction de l’univers, sont comme nos voyageurs qui vont à Constantinople, et qui parlent du sérail. Ils n’en ont vu que les dehors, et ils prétendent savoir ce que fait le sultan avec ses favorites.

Adieu, monsieur si quelqu’un voit un peu, c’est vous ; mais je tiens mon censeur aveugle. J’ai l’honneur de l’être aussi ; mais je suis un quinze-vingts de Paris, et lui un aveugle de province. Je ne suis pas assez aveugle pourtant pour ne pas voir tout votre mérite, et vous savez combien mon cœur est sensible à votre amitié.

  1. Cette lettre, à laquelle on a trop souvent donné la date de 1738, a été imprimée pour la première fois à la suite d’une édition de : le Fanatisme ou Mahomet le prophète, tragédie ; Amsterdam, Ledet, 1743, in-8o de xxiv et 112 pages. J’ai rétabli en note ou variante un passage. Guillaume-Jacob S’Gravesande, né en 1688, est mort le 28 février 1742. (B.)
  2. Boullier, auteur de la Défense de Pascal. Voyez la note 2, tome XXII, page 16.
  3. L’édition de 1743 contient de plus ce qui suit

    « En voici quelques-unes :

    « Selon les lumières naturelles, s’il y a un Dieu, il n’a ni parties, ni bornes, il n’a aucun rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Croyez-vous en bonne foi, monsieur, que Pascal eut conservé ce s’il est ? Apparemment que le Père Hardouin avait eu cette pensée quand il mit Pascal dans sa ridicule liste des athées modernes.

    « Je ne me sentirais pas assez de force pour trouver dans la nature de quoi convaincre les athées. Mais Clarke, Locke, Wolff, et tant d’autres, ont eu cette force ; et assurément Pascal l’aurait eue.

    « Toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il ne faut pas la nier, mais examiner le contraire ; et, s’il est manifestement faux, on peut affirmer le contraire, tout incompréhensible qu’il est. Pascal avait oublié sa géométrie quand il faisait cet étrange raisonnement. Deux carrés font un cube ; deux cubes font un carré voilà deux propositions contraires, toutes deux également absurdes, etc.

    « Je veux vous faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux et tout entier. Voilà qui est encore bien anti-mathématique il y a autant de fautes que de mots. Assurément de telles idées n’étaient pas faites pour être employées. Mon critique changera un peu d’avis s’il va à votre école. Il verra qu’il s’en faut bien qu’on doive croire aveuglément tout ce que Pascal a dit.

    « Il croyait toujours, etc. »

    Ce texte se retrouve encore dans une édition de 1746 des Œuvres de Voltaire, tome IV, page 229. Le texte actuel se lit dans l’édition de 1748 (B.)

    — Le Père Desmolets publia, en 1728, dans la seconde partie du tome V de la Continuation des mémoires de littérature et d’histoire, les pensées de Pascal qu’il avait recueillies.

  4. Quand Saint-Aulaire mourut le 17 décembre 1742, dans sa centième année, plusieurs personnes le croyaient âgé de cent deux ans. Voyez l’article Saint-Aulaire dans le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, tome XIV, page 126.
  5. Les lettres 28e et 31e du tome II des Amusements littéraires, par La Barre de Beaumarchais, avaient été données comme étant de Voltaire. Ces deux lettres se composaient, toutefois sauf d’assez grandes différences, de ce qui forme la VIIIe section de l’article Âme ; voyez tome XVII, page 149.
  6. Dans la 13e des Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 121.
  7. Salomon a dit dans l’Ecclésiaste, chapitre ie, verset 2 Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Voltaire rapporte (voyez tome XXIII, page 194) que S’Gravesande lui répondit : Je suis bien fâché que vous ayez raison.
  8. Épistemon et Éditue sont les noms de personnages du Pantagruel : Épistemon signifie scientifique, savant ; Éditue, gardien d’un temple.