Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 997

Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 81-82).
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997. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, 25 décembre.

Mon cher ami, j’ai lu ces jours passés, avec beaucoup de plaisir, la lettre que vous adressez à vos infidèles libraires de Hollande[1]. La part que je prends à votre réputation m’a fait participer vivement à l’approbation dont le public ne saurait manquer de couronner votre modération.

C’est cette modération qui doit être le caractère propre de tout homme qui cultive les sciences, la philosophie, qui éclaire l’esprit, fait faire des progrès dans la connaissance du cœur humain ; et le fruit le plus solide qui en revient doit être un support plein d’humanité pour les faiblesses, les défauts et les vices des hommes. Il serait à souhaiter que les savants dans leurs disputes, les théologiens dans leurs querelles, et les princes dans leurs différends, voulussent imiter votre modération. Le savoir, la véritable religion, les caractères respectables parmi les hommes, devraient élever ceux qui en sont revêtus au-dessus de certaines passions qui ne devraient être que le partage des âmes basses. D’ailleurs le mérite reconnu est comme dans un fort à l’abri des traits de l’envie. Tous les coups portés contre un ennemi inférieur déshonorent celui qui les lance.

Tel, cachant dans les airs son front audacieux,
Le fier Atlas[2] parait joindre la terre aux cieux ;
Il voit sans s’ébranler la foudre et le tonnerre,
Brisés contre ses pieds, leur faire en vain la guerre.
Tel du sage éclaire le repos précieux
N’est point troublé des cris d’infâmes envieux.
Il méprise les traits qui contre lui s’émoussent ;
Son silence prudent, ses vertus, les repoussent ;
Et contre ces titans le public outragé
Du soin de les punir doit être seul chargé.

L’art de rendre injure pour injure est le partage des crocheteurs. Quand même ces injures seraient des vérités, quand même elles seraient échauffées par le feu d’une belle poésie, elles restent toujours ce qu’elles sont. Ce sont des armes bien placées dans les mains de ceux qui se battent à coups de bâton, mais qui s’accordent mal avec ceux qui savent faire usage de l’épée.

Votre mérite vous a si fort élevé au-dessus de la satire et des envieux qu’assurément vous n’avez pas besoin de repousser leurs coups. Leur malice n’a qu’un temps, après quoi elle tombe avec eux dans un oubli éternel.

L’histoire, qui a consacré la mémoire d’Aristide, n’a pas daigné conserver les noms de ses envieux. On les connaît aussi peu que les persécuteurs d’Ovide[3]. En un mot, la vengeance est la passion de tout homme offensé ; mais la générosité n’est la passion que des belles âmes. C’est la vôtre, c’est elle assurément qui vous a dicté cette belle lettre, que je ne saurais assez admirer, que vous adressez à vos libraires.

Je suis charmé que le monde soit obligé de convenir que votre philosophie est aussi sublime dans la pratique qu’elle l’est dans la spéculation.

Mes tributs accompagneront cette lettre. Les dissipations de la ville, certains termes inconnus à Cirey et à Remusberg, de devoir, de respects, de cour, mais d’une efficacité très-incommode dans la pratique, m’enlèvent tout mon temps. Vous vous en apercevrez sans doute, car je n’ai pas seulement pu abréger ma lettre.

À propos, comment se porte Louis XIV ? Vous allez dire : « Quel importun ! cet Acipius n’est jamais rassasié de mes ouvrages. »

Assurez, je vous prie, cette déesse qui transforma Newton en Vénus, de mes adorations ; et si vous voyez un certain poëte philosophe, l’auteur de la Henriade et de l’Épître à Uranie[4], assurez-le que je l’estime et le considère on ne peut pas davantage.

Fédéric

  1. Voyez la lettre du 7 juillet 1738.
  2. Le fier Athos. (Variante des Œuvres posthumes.)
  3. Voyez la note, tome XX, page 160.
  4. Ou le Pour et le Contre ; voyez tome IX.