Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 961
Comme Anglais[2], comme auteur d’Aben-Saïd, comme amateur des arts et de la vérité, comme ayant châtié l’abbé Desfontaines, vous avez, monsieur, mille droits à mon amitié et a mon estime Je ne doute pas que vous n’ayez encore fortifié votre génie par l’étude d’une langue dans laquelle est écrit ce qu’on a jamais pensé de plus fort. Vous avez dû sentir votre âme plus libre et plus à l’aise à Londres ; c’est là que la nature étale des beautés mâles qui ne doivent rien à l’art, Les grâces, l’exactitude, la douceur, la finesse, sont plus le partage des Français.
Utraque poscit opem res et conjurat amice.
Je crois qu’un Anglais qui a bien vu la France, et un Français qui a bien vu l’Angleterre, en valent mieux l’un et l’autre. Vous êtes fait, monsieur, pour joindre le mérite du pays d’où vous venez à celui de votre patrie. Comme vous me feriez un vrai plaisir de m’envoyer les étrivières rimées que vous avez données à ce misérable abbé Desfontaines, également haï et méprisé des Français et des Anglais !
C’est un esclave que son maître
Au front a sagement marqué ;
À tous vous l’avez fait connaître.
On m’a dit que ce vilain prêtre
Est de vos traits bien plus piqué
Que du fouet jadis à Bicêtre
Sur son fessier large appliqué.
Je le crois bien, car il y a quelques ressources, après tout, pour les blessures de son derrière, et il n’y en a point contre une bonne épigramme de votre main. Si vous aviez fait quelque chose de nouveau, et que vous voulussiez l’envoyer à Cirey, je m’y intéresse presque autant que vous-même. J’aime les belles-lettres avec ardeur. Personne n’est plus en état que vous d’empêcher qu’elles ne tombent en France. Il ne m’appartient pas de vous exhorter à travailler ; mais je peux au moins vous dire combien je souhaite de joindre de nouveaux applaudissements à ceux que je vous ai déjà donnés.
Je suis, avec bien de l’estime et de l’amitié, votre, etc.