Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 962

Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 42-43).
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962. — À M. THIERIOT.
Le 13 novembre.

Vous me voyez, mon cher ami, dans un point de vue, et moi, je me vois dans un autre. Vous vous imaginez, à table avec Mme de La Popelinière et M. des Alleurs, que les calomnies de Rousseau ne me font point de tort parce qu’elles ne gâtent point votre vin de Champagne ; mais moi, qui sais qu’il a employé pendant dix ans la plume de Rousset[1] et de Varenne[2], à Amsterdam, pour me noircir dans toute l’Europe ; moi, qui, par l’indignation du prince royal même contre tant de traits, reconnais très-bien que ces traits portent coup, j’en pense tout différemment. Je ne sais pourquoi vous me citez l’exemple des grands auteurs du siècle de Louis XIV, qui ont eu des ennemis. En premier lieu, ils ont confondu ces ennemis autant qu’ils l’ont pu ; en second lieu, ils ont eu des protections qui me manquent ; et enfin ils avaient un mérite supérieur qui pouvait les consoler. Ce qui m’est arrivé à la fin de 1736 doit me faire tenir sur mes gardes[3]. Je sais très-bien que les journaux peuvent faire de très-mauvaises impressions ; je sais qu’un homme qu’on outrage impunément est avili ; et je ne veux accoutumer personne à parler de moi d’une manière qui ne me convienne pas. Ma sensibilité doit vous plaire ; un ami s’intéresse à la réputation de son ami comme à la sienne propre.

Je vois que vous vous y intéressez efficacement, puisque vous m’envoyez des critiques sur les Épîtres. Je vous en remercie de tout mon cœur ; soyez sûr que j’en profiterai. Continuez ; mais songez que ce frappant et ce vif que vous cherchez cesse d’être tel quand il revient trop souvent.

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem
Cogitat
· · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., de Art. poet., v. 1-43.)

Je ne suis pas de votre avis en tout. La censure de la boîte[4] de Pandore me paraît très-injuste. Je prétends prouver que, si tous les hommes étaient également heureux dans l’âge d’or, ils ont actuellement une égale portion de biens et de maux, et qu’ainsi l’égalité subsiste toujours. Au reste, qu’un hémistiche ou deux déplaisent, cela rend-il une pièce entière insupportable ? Vous me reprochiez d’imiter Despréaux ; à présent, vous voulez que je lui ressemble. Trouvez-vous donc dans ses épîtres tant de vivacité et tant de traits ? Il me semble que leur grand mérite est d’être naturelles, correctes, et raisonnables ; mais de la sublimité, des grâces, du sentiment, est-ce là qu’il les faut chercher ?

Vous proscrivez la barque des rois ; cependant il ne s’agit ici que de la barque légère, de la barque du bonheur, de la petite barque que chaque individu gouverne, roi ou garçon de café. Mais comme le vulgaire ne veut voir un roi que dans un vaisseau de cent pièces de canon, et qu’il faut s’accommoder aux idées reçues, je sacrifie la barque.

J’ôte le Bernard, et le bien qu’il fait et le bien qu’il a. Ce mot de bien, pris en deux sens différents, est peut-être un jeu de mots : qu’en pensez-vous ?

Fertilisent la terre en déchirant son sein


est, ne vous déplaise, un très-beau vers.

J’aime Perrette. C’est dans son ennui précisément, et seulement dans son ennui qu’on souhaite le destin d’autrui : car, quand on se sent bien, ce n’est pas là le moment où l’on souhaite autre chose.

Je donne des coups de pinceau à mesure que je vois des taches ; mais aidez-moi à les remarquer, car la multiplicité de mes occupations et le maudit amour-propre font voir bien trouble. Vale, te amo.

  1. Rousset de Missy.
  2. Cité dans la lettre 712.
  3. Il avait été persécuté pour la publication du Mondain : voyez tome X.
  4. Voyez le premier Discours sur l’Homme.