Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 933

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 570-576).
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933. — À M. DE MAIRAN.
À Cirey, le 11 semptembre.

Monsieur, le livre que j’ai eu l’honneur de vous présenter m’a attiré de vous une lettre qui vaut bien mieux que tous mes livres. Elle est remplie de ces instructions et de ces agréments que j’aimais tant dans votre aimable conversation : aussi nous ne parlons ici de vous que sous le nom du philosophe aimable.

Vous me reprochez, avec votre politesse charmante, des choses que je me reproche plus durement. Je conviens que j’ai trop peu ménagé Descartes et Malebranche, et que j’ai parlé trop affirmativement là où il ne fallait que mettre modestement le lecteur sur la voie. Peut-être se jetterait-il plus volontiers dans le pays de l’attraction si je ne voulais pas le contraindre d’entrer. Je ne m’excuserai point, à l’égard de Descartes et de Malebranche, sur ce que je n’ai guère étudié la philosophie que dans des pays[1] où l’on traite très-mal ces philosophes, et où les dix tomes de Descartes sont vendus trois florins. Je ne vous dirai point que les lettres de l’alphabet qui composent les noms de Descartes et de Malebranche ne méritent aucun respect, que la réputation des hommes ne leur appartient point après leur mort, qu’il faut peser les esprits et non les hommes, etc. Quoique tout cela soit vrai, il est tout aussi vrai qu’il faut respecter les idées de sa nation.

Si j’avais été le maître de l’édition précipitée que les libraires ou corsaires hollandais ont faite, on n’aurait certainement pas ces reproches à me faire, et mon livre en vaudrait mieux de toutes façons ; mais il vaut assez, puisqu’il m’a attiré vos sages instructions. Quant à l’attraction, voici très-naïvement ce qui m’a déterminé à en parler avec tant d’outrecuidance.

Il y a trente ans que tous les philosophes, forcés d’admettre les faits de la gravitation, se tuent à en chercher la cause sans pouvoir rien trouver ; Newton était bien persuadé que cette cause était dans le sein de Dieu ; et, quand le docteur Clarke dit à Leibnitz : « Nous aurons grande obligation à celui qui pourra expliquer tout cela par l’impulsion », Clarke parlait ironiquement, et se croyait sûr de n’avoir jamais de pareils remerciements à faire. C’est ce que je lui ai entendu dire ; et le docteur Desaguliers, Pemberton, Saunderson, Stone, Bradley, rient quand on parle de tourbillons ; autant en font MM. S’Gravesande et Musschenbroeck ; et ce Musschenbroeck, qui est la naïveté même, et qui aime la vérité avec une candeur d’enfant, dit rondement qu’il croit démontré que l’impulsion ne peut causer la pesanteur.

Je demande maintenant si, depuis le temps que tous ceux dont je parle ont écrit, on a rien imaginé qui pût réhabiliter ces pauvres tourbillons. Quelqu’un a-t-il répondu seulement à ce simple argument-ci : « La même force d’impulsion n’agit point également sur les corps en mouvement et sur les corps en repos ; mais la gravitation agit également sur les corps en mouvement et sur les corps en repos ? » A-t-on répondu à une des objections pressantes que j’ai rassemblées dans mon seizième et dans mon dix-septième chapitre ? Une seule de ces objections, si elle demeure victorieuse, n’anéantit-elle pas les tourbillons, et toutes ensemble ne se prêtent-elles pas une force invincible ?

Vous avez très-grande raison de me dire qu’autrefois on se trompait fort de croire l’horreur du vide, et qu’il fallait au moins attendre, pour imaginer l’horreur du vide, qu’on sût bien positivement que l’air ne faisait point monter l’eau dans les pompes, etc.

J’aurai l’honneur de vous répondre que, si on avait eu des preuves que l’air ne pèse point, et qu’aucun fluide ne pouvait faire monter l’eau, on aurait eu très-grande raison alors de dire que l’eau montait par une loi primitive de la nature.

Or voilà le cas où nous sommes. Nous voyons que l’impulsion, telle que nous la connaissons, ne peut agir sur la nature interne des corps ; qu’elle n’agit point en raison des masses, mais des superficies ; qu’un fluide quelconque, qui emporterait des planètes, ne pourrait faire marcher une comète plus rapidement que les planètes qui se trouveraient dans la même couche du fluide, etc. Tout nous prouve, il le faut avouer, que les planètes qui pèsent sur le soleil n’y pèsent point par l’impulsion d’un tourbillon.

Où est donc le mal de recourir, comme en bien d’autres choses, à la volonté libre, à la puissance infinie du Maître qui a daigné donner à la matière une qualité sans laquelle ce bel ordre de l’univers ne pourrait subsister ?

Si Newton avait dit seulement : Les pierres tombent sur la terre parce qu’elles ont une tendance au centre, et la terre tourne autour du soleil parce qu’elle a une tendance vers le soleil ; si, dis-je, il n’avait donné que de telles explications sans preuve, on aurait raison de crier aux qualités occultes.

Mais, après avoir démontré que la lune est retenue dans son orbite par la même loi que tous les corps pèsent ici-bas, et que la terre et Saturne tendent vers le soleil par cette loi même ; après avoir, sans observation, calculé par ces seuls principes le chemin d’une comète, et l’avoir trouvée au même point où les observations la trouvaient ; après avoir enfin prouvé en tant de façons que les corps célestes se meuvent dans un espace non résistant ; après que la progression de la lumière, démontrée par Bradley, est venue confirmer tout cela, et dire aux hommes qu’elle n’était retardée en son cours par aucune matière, comment peut-on ne pas se rendre ? comment peut-on, contre tant d’observations, contre tant de faits, contre tant de raisons, soutenir une hypothèse des Mille et une Nuits, que Descartes a imaginée, dont on n’a et dont on ne peut avoir la plus légère preuve ?

L’impulsion, en général, est une idée claire, je l’avoue ; mais l’impulsion, dans le cas de la gravitation, est l’idée la plus obscure, la plus incompatible que je connaisse. Quel est donc le blasphème philosophique d’attribuer à la matière une propriété de plus ? Quand cette propriété n’existerait que comme l’effet d’une cause inconnue, ne faudrait-il pas toujours l’admettre comme un principe dont on doit partir, en attendant qu’il plaise à Dieu de nous découvrir le premier principe ? Ne faut-il pas bien, dans une montre, reconnaître le ressort pour la cause de tout le mécanisme, sans que nous sachions ce qui produit le ressort ?

L’univers est cette montre, l’attraction est ce ressort. C’est le grand agent de la nature, agent absolument inconnu avant Newton, agent dont il a découvert l’existence, dont il a calculé les phénomènes, agent qui a bien l’air d’être tout autre chose que l’élasticité, l’électricité, etc. : car l’électricité, la force du ressort d’une montre, etc., sont sans doute des effets des lois ordinaires du mouvement ; mais cette gravitation ressemble fort à une qualité primordiale de la matière.

Je viens de lire les beaux Mémoires de 1722 et 1723, dont vous me parlez, sur la réflexion et la réfraction des corps ; certainement vous êtes digne de croire, et vous n’êtes pas si loin du royaume de l’attraction.

Une petite réflexion, s’il vous plaît, sur votre excellent mémoire : ni Descartes, ni Fermat, ni le marquis de L’Hôpital, ni Leibnitz, n’ont touché au but.

Vous réfutez, comme de raison, ce tournoiement chimérique, cette tendance au tournoiement de Descartes, qui, par parenthèse. n’a guère fait en physique que des romans ; vous réfutez cet autre grand philosophe Leibnitz, mais aussi grand faiseur d’hypothèses physiques et mathématiques, et vous faites très-bien voir l’inconséquence qu’il y aurait à supposer que les corps réfractés s’approcheraient du côté où ils trouveraient le plus de résistance.

Il est indubitable, et, en cela, Descartes mérite un coup d’encensoir, que le sinus d’incidence et celui de réfraction sont en raison réciproque de leurs vitesses dans les milieux qu’ils parcourent. Mais je demande maintenant à tout homme qui cherche la vérité de bonne foi par quel mécanisme, par quelle loi connue du choc des corps, ce rayon de lumière A B doit s’approcher, dans ce cristal, de la perpendiculaire ; par quelle loi il doit arriver de B en F plus tôt qu’il n’est venu de.A en B.

Figure géométrique, lettre 933 des œuvres complètes de Voltaire. Edition Garnier 1880
Figure géométrique, lettre 933 des œuvres complètes de Voltaire. Edition Garnier 1880

1° Ce rayon peut-il être considéré dans ce verre comme un solide plongé dans un fluide qui lui sert de véhicule à travers le cristal ?

Si cela était, ne faudrait-il pas que le fluide lui résistât proportionnellement au carré de la vitesse ? Cette vitesse ne serait-elle pas considérablement retardée ? Et cependant les découvertes de M. Bradley prouvent que la lumière ne souffre point de retardement, et se propage d’un mouvement uniforme des étoiles à nous.

2° Si nous considérons ce rayon passant de l’air dans l’eau, le voilà plongé d’un fluide dans un autre. Il est certain qu’il entre moins de traits de ce rayon dans l’eau qu’il n’y en avait dans l’air ; il est certain que l’eau est moins perméable, moins transparente que l’air : or le milieu moins perméable peut-il donner un passage plus facile à la lumière ? La maison dont la porte est la moins ouverte est-elle la plus accessible à la foule qui se presse pour entrer ?

3° La vitesse de ce rayon est augmentée dans l’eau. Mais si le rayon, semblable aux autres solides, pénètre l’eau en choquant, en dérangeant les parties de l’eau dans lesquelles il se plonge, cette eau, cédant comme à un corps solide, doit lui résister huit cents ou neuf cents fois plus que l’air, bien loin d’accroître sa vitesse. L’eau, en ce cas, loin de favoriser la direction verticale, s’y opposera neuf cents fois plus que l’air. Quelle différence prodigieuse entre cet effet et celui d’approcher ce rayon du perpendicule ! Quelle distance énorme entre ce qui est et ce qui, suivant cette hypothèse, semblerait devoir être !

Reste donc que le rayon passe dans un pore, dans une espèce de tuyau non résistant : or, en ce cas, pourquoi s’approchera-t-il du perpendicule ? Je le considère alors comme un cylindre solide que je vois avancer plus rapidement dans un milieu que dans un autre. Mais quelle puissance brise ce cylindre ? Est-ce le plan solide réfringent ? Mais les parties solides de ce plan ne touchent pas à ce cylindre ; dès qu’elles y touchent, il n’y a plus de transparence.

N’est-on pas forcé de conclure qu’il y a un pouvoir, jusqu’ici inconnu, qui agit entre les corps et la lumière ? Et que direz-vous à cette expérience par laquelle on voit rejaillir la lumière de la surface ultérieure d’un prisme, au lieu d’échapper dans l’air ? Et, si vous mettez de l’eau à cette surface ultérieure, la lumière entre dans cette eau, et ne rejaillit plus. Que dites-vous à l’inflexion de la lumière auprès des corps ?

Vous avez déjà été assez touché de Dieu pour accorder que la lumière ne rejaillit pas des surfaces solides : c’est un grand point.

Oserez-vous faire encore quelques actes de foi à la face des incrédules ? Vous voyez le ciel et la terre pleins de tendances, de gravitations réciproques ; je n’ai plus qu’un mot à vous dire sur cela. Ou vous admettez le plein, et, en ce cas, je fais dire des messes ; ou vous admettez le vide, sans lequel il n’y a point de mouvement, et, en ce cas, il faut bien que Jupiter et Saturne agissent l’un sur l’autre, et à distance, tout au travers du vide.

Pardon, deux paroles encore. Le magnétisme, l’électricité, peuvent-ils nuire à l’attraction ? Ne sont-ce pas des choses très-différentes ? Toutes les apparences sont que l’électricité et le magnétisme agissent par des écoulements de matière. Voilà ce qui est dans le royaume de l’impulsion ; mais l’empire de l’attraction non est hinc[2]. Une vague qui frappe contre un rivage peut ramener à soi mille corps qu’elle touche, et le soleil peut graviter vers nous sans nous toucher. L’attraction ne ressemble à rien, de même qu’un de nos cinq sens ne ressemble point aux quatre autres. L’attraction est un nouveau sens que Newton a découvert dans la nature.

Mais, monsieur, je m’aperçois que je joue le rôle d’un nouveau converti très-mal instruit qui s’aviserait de prêcher Claude ou Dumoulin, ou plutôt d’un disciple qui se révolte contre un maître. Je vous demande très-humblement pardon de ma sottise. La bonté extrême de votre caractère m’a fait oublier un moment mon respect pour vous. Je rentre maintenant dans ma coquille, et je me borne à attendre avec impatience le mémoire que vous nous promettez à la suite de celui de 1723. Je ne connais personne qui approfondisse plus et qui expose mieux.

Permettez-moi de vous dire que j’aime l’homme en vous autant que j’estime le philosophe. Vous êtes si persuasif que vous me faites trembler pour le newtonisme, si vous le combattez. Heureux le parti que vous embrasserez ; plus heureuses les personnes qui vous voient et qui vous entendent ! Il n’y en a point qui s’intéresse plus que moi à tout ce qui vous touche, aux hommages que l’on rend à votre mérite, aux récompenses que le gouvernement doit à vos talents et à vos travaux. J’ai respecté vos occupations ; je ne les ai point interrompues par mes lettres ; mais je n’en ai pas moins entretenu dans mon cœur tous les sentiments que je vous ai voués. Il n’y a guère de maison au monde où l’on parle de vous plus que dans la solitude de Cirey. Mme du Châtelet pense sur vous comme moi ; elle me charge de vous assurer de son estime parfaite et de son amitié.

J’aurais répondu plus tôt à l’honneur de votre lettre, mais j’ai été tout près d’aller savoir qui a raison de Newton ou de ses adversaires, si pourtant on en peut apprendre quelque chose là-bas ou là-haut. Ma santé est bien misérable, et c’est, un terrible obstacle à la passion que j’ai pour l’étude, etc. Je suis, monsieur, avec les sentiments, etc.

P. S. M. d’Argental m’ayant fait l’honneur de me mander, monsieur, que vous vouliez savoir en quel endroit Newton parle de la réflexion dans le vide, je lui ai mandé que c’est à la page 3, proposition 8e partie III, livre ii ; j’étais trop malade pour en dire davantage.

Voici comme on fait l’expérience dans une chambre obscure : on prend un récipient fait exprès, percé en haut, et laissant une ouverture d’environ trois pouces de diamètre ; on garnit cette ouverture d’une gorge en rainure de métal ; on garnit encore cette rainure d’un cuir doux et onctueux ; on fait passer un prisme dans cette rainure, on l’assujettit bien ; ensuite on pompe l’air, et on expose le prisme à la lumière qui tombe de l’ouverture de la quatrième partie d’un pouce ; on lui ménage un angle de quarante-deux degrés : alors on a le plaisir de voir le récipient noir comme un four, et toute la lumière rejaillir au plancher.


  1. En Angleterre et en Hollande.
  2. Jean, XVIII, 36.