Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 932

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 567-569).
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932. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE,
Remusberg, 11 septembre.

Mon cher ami, un voyage assez long, assez fatigant, rempli de mille incidents, de beaucoup d’occupations, et encore plus de dissipations, m’a empêché de répondre à votre lettre du 5 d’août, que je n’ai reçue qu’à Berlin le 3 de ce mois. Il ne faut pas être moins éloquent que vous pour défendre et pour pallier, aussi bien que vous le faites, la conduite de votre ministère dans l’affaire de la Pologne. Vous rendriez un service signalé à votre patrie si vous pouviez venir à bout de convaincre l’Europe que les intentions de la France ont toujours été conformes au manifeste de l’année 1733 ; mais vous ne sauriez croire à quel point on est prévenu contre la politique gauloise ; et vous savez trop ce que c’est que la prévention.

Je me sens extrêmement flatté de l’approbation que la marquise et vous donnez à mon ouvrage[1] ; cela m’encouragera à faire mieux. Je vais vous répondre à présent sur toutes vos interrogations, charmé de ce que vous voulez m’en faire, et prêt à vous alléguer mes autorités.

Ce n’est point un badinage ; il y a du sérieux dans ce que j’ai dit du projet du maréchal de Villars, que le ministère de France vient d’adopter. Cela est si vrai qu’on en est instruit par plus d’une voix, et que ce projet redoutable intrigue plus d’une puissance. On ne verra que par la suite des temps tout ce qu’il entraînera de funeste. Ou je suis bien trompé, ou il nous préparera de ces événements qui bouleversent les empires, et qui font changer de face à l’Europe.

La comparaison que vous faites de la France à un homme riche et prudent, entouré de voisins prodigues et malheureux, est aussi heureuse qu’on en puisse trouver ; elle met très-bien en évidence la force des Français et la faiblesse des puissances qui l’environnent, elle en découvre la raison, et elle permet à l’imagination de percer par les siècles qui s’écouleront après nous, pour y voir le continuel accroissement de la monarchie française, émané d’un principe toujours constant, toujours uniforme, de cette puissance réunie sous un chef despotique, qui, selon toutes les apparences, engloutira un jour tous ses voisins.

C’est de cette manière qu’elle tient la Lorraine, de la désunion de l’empire et de la faiblesse de l’empereur. Cette province a passé de tout temps pour un fief de l’empire ; autrefois elle a fait une partie du cercle de Bourgogne, démembré de l’empire par cette même France ; et de tout temps les ducs de Lorraine ont eu séance aux diètes. Ils ont payé les mois romains[2], ils ont fourni dans les guerres leurs contingents, et ils ont rempli tous les devoirs de princes de l’empire. Il est vrai que le duc Charles a embrassé souvent le parti de la France ou bien des Espagnols ; mais il n’était pas moins membre de l’empire que l’électeur de Bavière, qui commandait les armées de Louis XIV contre celles de l’empereur et des alliés.

Vous remarquez très-judicieusement que les hommes qui devraient être les plus conséquents, ces gens qui gouvernent les royaumes, et qui, d’un mot, décident de la félicité des peuples, sont quelquefois ceux qui donnent le plus au hasard. C’est que ces rois, ces princes, ces ministres, ne sont que, des hommes comme les particuliers, et que toute la différence que la fortune a mise entre eux et des personnes d’un rang inférieur ne consiste que dans l’importance de leurs actions. Un jet d’eau qui saute à trois pieds de terre et celui qui s’élance cent pieds en l’air sont des jets d’eau également ; il n’y a de différence que dans l’efficacité de leurs opérations. Une reine d’Angleterre, entourée d’une cour féminine, mettra toujours dans le gouvernement quelque chose qui se ressentira de son sexe : j’entends des fantaisies et des caprices.

Je crois que les serments des ministres et des amants sont à peu près d’égale valeur. M. de Torcy nous aura dit tout ce qu’il lui aura plu, mais je douterai toujours des paroles d’un homme qui est accoutumé à leur donner des interprétations différentes. Ils sont autant de prophètes qui trouvent un rapport merveilleux entre ce qu’ils ont dit et ce qu’ils ont voulu dire. Il n’en a rien coûté à M. de Torcy de faire parler un Pontchartrain, un Louis XIV, un dauphin. Il aura fait comme les bons auteurs dramatiques, qui font tenir à chacun de leurs personnages les propos qui doivent leur convenir.

J’avoue que j’ai été dans le préjugé presque universel sur le sujet du Régent ; on a dit hautement qu’il s’etait enrichi d’une manière très-considérable par les actions. Un commis de Lass, qui, dans ce temps-là, s’était retiré à Berlin, a même assuré le roi qu’il avait eu commission du Régent de transporter des sommes assez considérables pour être placées sur la banque d’Amsterdam. Je suis bien aise que ce soit une calomnie. Je m’intéresse à la mémoire du Régent de France, comme à celle d’un homme doué d’un beau génie, et qui, après avoir reconnu le tort qu’il vous avait fait[3], vous a comblé de bontés.

Je suis sûr de penser juste lorsque je me rencontre avec vous, c’est une pierre de touche à laquelle je peux toujours reconnaître la valeur de mes pensées. L’humanité, cette vertu si rocommandable, et qui renferme toutes les autres en elle, devrait, selon moi, être le partage de tout homme raisonnable, et, s’il arrivait que cette vertu s’éteignît dans tout l’univers, il faudrait encore qu’elle fût immortelle chez les princes.

Vos idées me sont trop avantageuses. Voltaire le politique me souhaite la couronne impériale ; Voltaire le philosophe demanderait au ciel qu’il daignât me pourvoir de sagesse ; et Voltaire mon ami ne me souhaiterait que sa compagnie pour me rendre heureux. Non, mon cher ami, je ne désire point les grandeurs : et, si elles ne me viennent chercher, je ne les chercherai jamais.

Ce voyage projeté un peu trop tard pour ma satisfaction, et qui peut-être ne se fera jamais, pour mon malheur, m’aurait mis au comble de la félicité. Si j’avais vu la marquise et vous, j’aurais cru avoir plus profité de ce voyage que Clairaut et Maupertuis, que La Condaniine, et tous vos académiciens qui ont parcouru l’univers afin de trouver une ligne. Les gens d’esprit sont, selon moi, la quintessence du genre humain, et j’en aurais vu la fleur d’un coup d’œil. Je dois accuser votre esprit et celui de la divine Émilie de paresse, de n’avoir point enfanté ce projet plus tôt. Il est trop tard à présent. Je ne vois plus qu’un remède, et ce remède ne tardera guère : c’est la mort de l’électeur palatin[4]. Je vous avertirai à temps. Veuille le ciel que la marquise et vous puissiez vous trouver à cette terre[5], où je pourrais alors sûrement jouir d’un bonheur plus délicieux que celui du paradis !

Je suis indigné contre votre nation et contre ceux qui en sont les chefs, de ce qu’ils ne répriment point l’acharnement cruel de vos envieux. La France se flétrit en vous flétrissant, et il y a de la lâcheté en elle de souffrir cette impunité. C’est contre quoi je crie, et ce que n’excuseront point vos généreuses paroles : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[6].

J’aurai beaucoup d’obligation à la marquise de sa Dissertation sur le feu, qu’elle veut bien m’envoyer. Je la lirai pour m’instruire ; et, si je doute de quelques bagatelles, ce sera pour mieux connaître le chemin de la vérité. Faites-lui, s’il vous plaît, mille assurances d’estime.

Voici une pièce nouvellement achevée ; c’est le premier fruit de ma retraite. Je vous l’envoie, comme les païens offraient leurs prémices aux dieux. Je vous demande, en revanche, de la sincérité, de la vérité, et de la hardiesse.

Je me compte heureux d’avoir un ami de votre mérite ; soyez-le toujours, je vous en prie, et ne soyez qu’ami. Ce caractère vous rendra encore plus aimable, s’il est possible, à mes yeux ; étant avec toute l’estime imaginable, mon cher ami, votre très-fidèle,

Fédéric.
  1. Les Considérations sur l’état du corps politique.
  2. Voyez la note, tome XIII, page 537.
  3. Voyez la lettre 35, adressée au Régent.
  4. Charles-Philippe, mort le 31 décembre 1742.
  5. Voyez la lettre 925.
  6. Luc, XXIII, 34.