Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 934

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 576-577).
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934. — À M. HELVÉTIUS.
11 septembre.

Mon aimable ami, qui ferez honneur à tous les arts, et que j’aime tendrement, courage, macte animo[1]. La sublime métaphysique peut fort bien parler le langage des vers ; elle est quelquefois poétique dans la prose du Père Malebranche. Pourquoi n’achèveriez-vous pas ce que Malebranche a ébauché ? C’était un poète manqué, et vous êtes né poète. J’avoue que vous entreprenez une carrière difficile, mais vous me paraissez peu étonné du travail. Les obstacles vous feront faire de nouveaux efforts : c’est à cette ardeur pour le travail qu’on reconnaît le vrai génie. Les paresseux[2] ne sont jamais que des gens médiocres, en quelque genre que ce puisse être. J’aime d’autant plus ce genre métaphysique que c’est un champ tout nouveau que vous défricherez.

Omnia jam vulgata
(Georg. III., v, 4.)

Vous dites avec Virgile :

 
Tentanda via est, qua me quoque possim
Tollere humo, victorque virum volitare per ora.
(Georg., III, v. 8.)

Oui, volitabis per ora ; mais vous serez toujours dans le cœur des habitants de Cirey.

Vous avez raison assurément de trouver de grandes difficultés dans le chapitre de Locke de la Puissance ou de la Liberté. Il avouait lui-même qu’il était là comme le diable de Milton pataugeant dans le chaos.

Au reste, je ne vois pas que son sage système qu’il n’y a point d’idées innées soit plus contraire qu’un autre à cette liberté si désirable, si contestée, et peut-être si incompréhensible. Il me semble que, dans tous les systèmes, Dieu peut avoir accordé à l’homme la faculté de choisir quelquefois entre des idées, de quelque nature que soient ces idées. Je vous avouerai enfin qu’après avoir erré bien longtemps dans ce labyrinthe, après avoir cassé mille fois mon fil, j’en suis revenu à dire que le bien de la société exige que l’homme se croie libre. Nous nous conduisons tous suivant ce principe, et il me paraît un peu étrange d’admettre dans la pratique ce que nous rejetterions dans la spéculation. Je commence, mon cher ami, à faire plus de cas du bonheur de la vie que d’une vérité ; et, si malheureusement le fatalisme était vrai, je ne voudrais pas d’une vérité si cruelle. Pourquoi l’Être souverain, qui m’a donné un entendement qui ne peut se comprendre, ne m’aura-t-il pas donné aussi un peu de liberté ? Nous nous sentons libres. Dieu nous aurait-il trompés tous ? Voilà des arguments de bonne femme. Je suis revenu au sentiment, après m’être égaré dans le raisonnement.

Quant à ce que vous me dites, mon cher ami, de ces rapports infinis du monde dont Locke tire une preuve de l’existence de Dieu, je ne trouve point l’endroit où il le dit.

Mais à tout hasard je crois concevoir votre difficulté ; et sur cela, sans plus de détail, voici mon idée, que je vous soumets.

Je crois que la matière aurait, indépendamment de Dieu, des rapports nécessaires à l’infini, j’appelle ces rapports aveugles, comme rapports de lieu, de distance, de figure, etc. ; mais pour des rapports de dessein, je vous demande pardon. Il me semble qu’un mâle et une femelle, un brin d’herbe et sa semence, sont des démonstrations d’un Être intelligent qui a présidé à l’ouvrage. Or de ces rapports de dessein il y en a à l’infini.

Pour moi, je sens mille rapports qui me font aimer votre cœur et votre esprit, et ce ne sont point des rapports aveugles. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. Je suis trop de vos amis pour vous faire des compliments.

Mme du Châtelet a la même opinion de vous que moi ; mais vous n’en devez aucun remerciement ni à l’un ni à l’autre.


  1. Virgile,. En., IX, 641.
  2. Helvetius venait d’ébaucher une Épitre sur l’amour de l’étude.