Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 870

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 478-480).
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870. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Cirey, 20 mai.

Monseigneur, vos jours de poste sont comme les jours de Titus ; vous pleureriez si vos lettres n’étaient pas des bienfaits. Vos deux dernières, du 31 mars et 19 avril, dont Votre Altesse royale m’honore, sont de nouveaux liens qui m’attachent à elle ; et il faut bien que chacune de mes réponses soit un nouveau serment de fidélité que mon âme, votre sujette, fait à votre âme, sa souveraine.

La première chose dont je me sens forcé de parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous point ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi, de ce que j’ai loué le style d’un méchant homme ? C’était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s’élever, à étudier cette politique infernale ; il est d’un prince tel que vous de la détester. Cet art, qu’on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilliers, a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage ; mais il n’a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux : cela est bien certain. À quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse ? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme.

Je suis si pénétré de ces sentiments, qui sont vos idées innées, et dont le bonheur des hommes doit être le fruit, que j’oubliais presque de rendre grâce à Votre Altesse royale de la bonté qu’elle a de s’intéressera mes maux particuliers. Mais ne faut-il pas que l’amour du bien public marche le premier ? Vous joignez donc, monseigneur, à tant de bienfaits, celui de daigner consulter pour moi des médecins. Je ne sais qu’une seule chose aussi singulière que cette bonté, c’est que les médecins vous ont dit vrai. Il y a longtemps que je suis persuadé que ma maladie, s’il est permis de comparer le mal avec le bien, est, tout comme mon attachement à votre personne, une affaire pour la vie.

Les consolations que je goûte dans ma délicieuse retraite, et dans l’honneur de vos lettres, sont assez fortes pour me faire supporter des douleurs encore plus grandes. Je souffre très-patiemment ; et, quoique les douleurs soient quelquefois longues et aiguës, je suis très-éloigné de me croire malheureux. Ce n’est pas que je sois stoïcien, au contraire, c’est parce que je suis très épicurien, parce que je crois la douleur un mal et le plaisir un bien, et que, tout bien compté et bien pesé, je trouve infiniment plus de douceurs que d’amertumes dans cette vie.

De ce petit chapitre de morale je volerai sur vos pas, si Votre Altesse royale le permet, dans l’abîme de la métaphysique. Un esprit aussi juste que le vôtre ne pouvait assurément regarder la question de la liberté comme une chose démontrée. Ce goût, que vous avez pour l’ordre et l’enchaînement des idées, vous a représenté fortement Dieu comme maître unique et infini de tout ; et cette idée, quand elle est regardée seule, sans aucun retour sur nous-mêmes, semble être un principe fondamental d’où découle une fatalité inévitable dans toutes les opérations de la nature. Mais aussi une autre manière de raisonner semble encore donner à Dieu plus de puissance, et en faire un être, si j’ose le dire, plus digne de nos adorations : c’est de lui attribuer le pouvoir de faire des êtres libres. La première méthode semble en faire le dieu des machines, et la seconde le dieu des êtres pensants. Or ces deux méthodes ont chacune leur force et leur faiblesse. Vous les pesez dans la balance du sage ; et, malgré le terrible poids que les Leibnitz et les Wolff mettent dans cette balance, vous prenez encore ce mot de Montaigne[1] que sais-je ? pour votre devise.

Je vois plus que jamais, par le mémoire sur le czarovitz, que Votre Altesse royale daigne m’envoyer, que l’histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique. J’ai eu soin, dans celle de Louis XIV, de ne pas percer plus qu’il ne faut dans l’intérieur du cabinet. Je regarde les grands événements de ce règne comme de beaux phénomènes dont je rends compte, sans remonter au premier principe. La cause première n’est guère faite pour le physicien, et les premiers ressorts des intrigues ne sont guère faits pour l’historien. Peindre les mœurs des hommes, faire l’histoire de l’esprit humain dans ce beau siècle, et surtout l’histoire des arts, voilà mon seul objet. Je suis bien sûr de dire la vérité quand je parlerai de Descartes, de Corneille, du Poussin, de Girardon, de tant d’établissements utiles aux hommes ; je serais sûr de mentir si je voulais rendre compte des conversations de Louis XIV et de Mme de Maintenon.

Si vous daignez m’encourager dans cette carrière, je m’y enfoncerai plus avant que jamais ; mais, en attendant, je donnerai le reste de cette année à la physique, et surtout à la physique expérimentale. J’apprends, par toutes les nouvelles publiques, qu’on débite mes Éléments de Newton ; mais je ne les ai point encore vus. Il est plaisant que l’auteur et la personne[2] à qui ils sont dédiés soient les seuls qui n’aient point l’ouvrage. Les libraires d’Hollande se sont précipités, sans me consulter, sans attendre les changements que je préparais ; ils ne m’ont ni envoyé le livre, ni averti qu’ils le débitaient. C’est ce qui fait que je ne peux avoir moi-même l’honneur de l’adresser à Votre Altesse royale ; mais on en fait une nouvelle édition plus correcte, que j’aurai l’honneur de lui envoyer.

Il me semble, monseigneur, que ce petit Commercium epistolicum[3] embrasse tous les arts. J’ai eu l’honneur de vous parler de morale, de métaphysique, d’histoire, de physique ; je serais bien ingrat si j’oubliais les vers. Eh ! comment oublier les derniers que Votre Altesse royale vient de m’envoyer ? Il est bien étrange que vous puissiez écrire avec tant de facilité dans une langue étrangère. Des vers français sont très-difficiles à faire en France, et vous en composez à Remusberg, comme si Chaulieu, Chapelle, Gresset, avaient l’honneur de souper avec Votre Altesse royale. (Le reste manque.)

  1. Essais, livre II, chap. xii.
  2. La marquise du Châtelet.
  3. Titre de quelques recueils composés, entre autre, de lettres et d’opuscules de Leibnitz.