Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 839

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 427-428).
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839. — À M. LE PRINCE DE GUISE.
Mars.

Monseigneur, je reçois en même temps une lettre de Votre Altesse, et une de M. l’abbé Moussinot, qui, depuis un an, et sous le nom de son frère, veut bien avoir la bonté de se mêler de mes affaires, lesquelles étaient dans le plus cruel dérangement. Je n’entends guère les affaires, encore moins les procédures. J’ai tout remis à votre bonté et à votre équité.

Dans le projet de délégation que vous me faites l’honneur de m’envoyer, vous me dites que vous avez toujours exactement payé M. Crozat. La différence est cruelle pour moi. M. Crozat, qui a cent mille écus de rente au moins, est payé à point nommé ; et moi, parce que je ne suis pas riche, on me doit près de quatre années. Ce n’est pas là, en vérité, le sens du dabitur habenti de l’Évangiles[1], et jamais le receveur saint Matthieu ni son camarade saint Marc n’ont prétendu que Votre Altesse dût payer M. Crozat de préférence à moi. Voyez, monseigneur, tous les commentaires des quatre évangélistes sur ce texte ; il n’y est pas dit un mot, je vous le jure, de M. Crozat. Hélas ! monseigneur, je ne vous demandais pas ce payement régulier que vous avez fait à ce Crésus-Crozat[2] ; je vous demandais une assurance, une simple délégation pour Irus[3]-Voltaire.

J’avais prié M. l’abbé Moussinot de vous aller trouver, car pour son frère, il ne sait que signer son nom ; mais, monseigneur, cet abbé est une espèce de philosophe peu accoutumé à parler aux princes, les respectant beaucoup, et les fuyant davantage. C’est un homme simple, doux, dont la simplicité s’effarouche à la vue d’un grand seigneur. Il m’abandonnerait sur-le-champ s’il fallait qu’il fût obligé de parler contradictoirement à un homme de votre nom. Daignez condescendre à sa timidité, et souffrez que vos gens d’affaires confèrent avec lui, ou que M. Bronod lui donne un rendez-vous certain. C’est encore une chose très-dure d’aller inutilement chez. M. Bronod[4].

Je suis bien plus fâché que vous, monseigneur, des procédures qu’on a faites. Les avocats au conseil ne sont pas à bon marché, et tout cela est infiniment désagréable. Je m’en console par un peu de philosophie, et, surtout, par l’espérance que vous me continuerez vos bontés.

  1. Saint Matthieu, XXV, 29.
  2. Antoine Crozat ; voyez, tome XXXIII, la lettre 420.
  3. Mendiant immortalisé par Homère et Ovide. Voyez, tome IX. le vers 131 du premier Discours sur l’homme.
  4. Notaire.