Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 840

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 428-430).
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840. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 8 mars.

J’étais bien étonné, mon cher ami, que, quand j’avais la fièvre, vous vous portassiez bien ; mais je vois par votre lettre que notre ancienne sympathie dure toujours. Vous avez dû être saigné du pied, car je le fus il y a cinq ou six jours, et probablement cela vous a fait grand bien. Voilà ma nièce[1] à Landau. Je l’eusse mieux aimée à Paris ou dans mon voisinage. Elle épouse au moins un homme dont tout le monde m’écrit du bien[2]. Elle sera heureuse partout où elle sera. Si vous avez un peu d’amitié pour la cadette, recommandez-lui de faire comme son aînée ; je ne dis pas de s’en aller en province, mais de choisir un honnête homme qui surtout ne soit point bigot. Le fanatique Arouet la déshéritera, si elle ne prend pas un convulsionnaire ; et moi, je la déshérite si elle prend un homme qui sache seulement ce que c’est que la Constitution. Raillerie à part, je voudrais qu’elle pût trouver quelque garçon de mérite avec qui je pusse un peu vivre. Je ne veux point laisser mon bien à un sot. Je lui donnerai à peu près autant qu’à son aînée. Tâchez, mon ami, de lui trouver son fait.

Je ne suis point étonné que vous ayez deviné M. de La Chaussée ; vous êtes homo argutæ naris[3], et ses vers doivent frapper un odorat fin comme le vôtre. Je suis bien aise qu’il continue à confondre, par ses succès dans des genres opposés, les impertinentes Épîtres de l’auteur des Aïeux chimériques[4]. Son Maximien sera sans doute autrement écrit que celui de Thomas Corneille. Il est vrai que ce Thomas intriguait ses pièces comme un Espagnol. On ne peut pas nier qu’il n’y ait beaucoup d’invention et d’art dans son Maximien, aussi bien que dans Camma, Stilicon, Timocrate. Le rôle de Maximien même n’est pas sans beauté, et la manière dont il se tue eut autrefois un très-grand succès.

J’avais songé d’abord à te faire tomber :
Voilà, pour me punir d’avoir manqué ta chute,
Et comme je prononce, et comme j’exécute.

Ces vers et cette mort furent fort bien reçus, et la pièce eut plus de trente représentations ; mais cet effort d’intrigue, cet art recherché avec lequel la pièce est conduite, a servi ensuite à la faire tomber : car, au milieu de tant de ressorts et d’incidents, les passions n’ont pas leurs coudées franches ; il faut qu’elles soient à l’aise pour que les babillards puissent toucher. D’ailleurs le style de Thomas Corneille est si faible qu’il fait tout languir, et une pièce mal écrite ne peut jamais être une bonne pièce.

Vous donneriez, à mon gré, une louange médiocre au nouvel auteur, si sa tragédie n’était pas mieux écrite que l’Hèraclius de Pierre Corneille, dont vous me parlez. Je vous avoue que le style de cet ouvrage m’a toujours surpris par la dureté, le galimatias, et le familier qui y règne. Je ne connais guère de beau dans Heraclius que ce morceau qui vaut seul une pièce :

malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice ! etc.

(Acte IV, scène iv.)

D’ailleurs, l’insipidité de la partie carrée entre Léonce et Pulchérie, Héraclius et Léontine, et les malheureux raisonnements d’amour en vers très-bourgeois dont tout cela est farci, m’ont excédé toujours, et terriblement ennuyé. Je sais bien que Despréaux avait en vue Hèraclius dans ces vers :

Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.

(L’Art poét., ch. III, v. 51.)

Je n’ai point vu la Mètromanie ; mais on peut hardiment juger de l’ouvrage par l’auteur.

Voici une lettre[5] pour notre prince. Adieu ; vous devriez bien venir nous voir avec ces Denis[6].

  1. Celle qui alors épousa M. Denis.
  2. Il était alors question de mariage avec M. de La Rochemondière ; voyez la lettre à Thieriot du 7 février.
  3. Horace dit Emunctœ naris.
  4. J.—B. Rousseau.
  5. Celle qui suit immédiatement.
  6. M. et Mme  Denis passèrent quelques jours à Cirey, dans le mois d’avril suivant. (Cl.)