Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 715

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 209).
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715. – DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, février 1737[1].

Monsieur, j’ai reçu avec beaucoup de plaisir la Défense, du Mondain, et le joli badinage au sujet de la Mule du pape[2]. Chacune de ces pièces est charmante dans son genre. Le faux zèle de votre voisin[3] le dévot représente très-bien celui de beaucoup de personnes qui, dans leur stupide sainteté, taxent tout de péché, tandis qu’ils s’aveuglent sur leurs propres vices. Il n’y a rien de plus heureux que la transition du vin dont notre béat humecte son gosier séché à force d’argumenter. Le pauvre qui vit des vanités des grands, le dieu qui, du temps de Tulle était de bois, et d’or sous le consulat de Luculle, etc., sont des endroits dont les beautés marchent à grands pas vers l’immortalité. Mais, monsieur, pourrais-je vous présenter mes doutes ? C’est le moyen de m’instruire par les bonnes raisons dont vous vous servirez sans doute.

Peut-on donner l’épithète de chimérique à l’histoire romaine, histoire avérée par le témoignage de tant d’auteurs, de tant de monuments respectables de l’antiquité, et d’une infinité de médailles, dont il ne faudrait qu’une partie pour établir les vérités de la religion ? Les étendards de foin des Romains me sont inconnus[4] ; mon ignorance ne peut servir d’excuse ; mais, autant que je peux m’en ressouvenir, leurs premiers étendards furent des mains ajustées au haut d’une perche.

Vous voyez, monsieur, un disciple qui demande à s’instruire : vous voyez en même temps un ami sincère qui agit avec franchise ; et j’espère que votre esprit juste et pénétrant s’apercevra facilement que mon amitié seule vous parle : usez-en, je vous prie, de même à mon égard.

J’avoue que mes réflexions sont plutôt celles d’un géomètre que les remarques d’un poëte ; mais l’estime que j’ai pour vous étant trop bien établie, sera toujours la même. Je suis à jamais, monsieur, votre très-affectionné ami.

Frédéric

  1. 23 janvier 1737, dans les Œuvres posthumes.
  2. Voyez ce conte, tome IX.
  3. Allusion à ces premiers vers de la Défense du Mondain.
    À table hier, par un triste hasard,
    J’étais assis près d’un maître cafard…
  4. Voyez ci-après, lettre 736.