Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 605

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605. — À M. LE LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE[1].

Puisque vous voulez bien être médiateur au lieu de juge, je vous supplie très-instamment de ne me pas condamner par l’arbitrage à une somme que certainement aucun jugement ne me ferait jamais payer. Il ne faut pas être grand jurisconsulte pour savoir qu’un créancier sans titre, et auquel on oppose des écrits valant quittance, n’a rien à demander. M. Rouillé, qui vous a dit que j’avais offert mille francs pour acheter le silence de ce misérable et pour éviter un procès ridicule, n’a pas été bien informé. M. Lenormand, qui sait bien que je gagnerais en justice avec dépens, m’avait conseillé d’acheter la paix avec cinquante pistoles. Mais, pour mille francs, il n’en a jamais été question, et je vous jure que je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de les donner.

Il dépend de vous, monsieur, d’interposer votre autorité. Je vous prie de considérer que, si j’étais obligé de payer cent pistoles à cet homme, c’est tout au plus ce que vaut l’édition : il paraîtrait donc qu’en effet je ne l’avais point payé. Ainsi, par l’événement de la médiation et de l’arbitrage, il m’en coûterait cent pistoles, et je serais déshonoré, au lieu qu’en plaidant il ne me faut qu’une audience pour faire casser sa procédure et le faire condamner aux dépens.

J’attends, monsieur, une décision de vous, et j’espère beaucoup de votre justice et de votre bonté pour moi.

16 juin.

Le sieur Jore persiste toujours dans le dessein de faire imprimer cette lettre que vous lui avez redemandée, et qu’il refuse si insolemment de vous remettre.

Son avocat, Bayle, le soutient dans cette mauvaise manœuvre, et quoiqu’il n´y ait pas matière à procès, il fait un libelle sous le nom de factum pour m’en faire acheter la suppression.

Il est très-certain que le nom de monsieur le garde des sceaux est compromis dans cette lettre, que ce misérable veut absolument imprimer malgré vous.

Il ne tient qu’à vous, monsieur, d’user de votre autorité, d’empêcher les imprimeurs d’imprimer son libelle et la lettre, et de le pincer pour avoir osé s’avouer dans son exploit imprimeur d’un livre défendu.

Je viens de rendre compte par un Mémoire à M. Rouillé de ce qui s’est passé chez vous, comme vous me l’avez ordonné, afin qu’il en instruise monsieur le garde des sceaux s’il le voit avant vous.

Je vous aurais bien de l’obligation, monsieur, si vous vouliez avoir la bonté d’envoyer chercher le sieur Bayle, avocat, et lui faire honte de se charger d’une cause si odieuse.

P. S. Jore demeure chez Tabary, ancien libraire, rue du Paon, au petit hôtel Condé.

  1. Éditeur, Léouzon Leduc.