Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 606

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 77-85).
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606. — FACTUM DE JORE.
9 juin 1736.

J’ai connu particulièrement le sieur de Voltaire pour lui avoir donné un logement chez moi, pendant un séjour de sept mois qu’il a fait à Rouen en 1731. Il choisit ma maison pour y descendre, et j’avoue que je fus doublement sensible à cette préférence, tant par les espérances flatteuses que j’en conçus pour mon commerce que par la vanité de posséder un hôte dont le nom faisait tant de bruit. Je ne pus cependant jouir de cet honneur aux yeux de la ville. Soit modestie, soit politique, le sieur de Voltaire ne voulut y être regardé que comme un seigneur anglais que des affaires d’État avaient obligé de se réfugier en France. Il parlait moitié anglais, moitié français. Toute ma maison fut fidèle au secret. Ainsi le seigneur anglais, content d’un respect vulgaire dû à son rang, échappa humblement aux honneurs qu’une ville composée de gens de condition et d’esprit n’aurait sans doute pas manqué de rendre à l’illustre Voltaire, si elle avait su que ce grand homme était renfermé dans l’enceinte de ses murs. Le sieur de Voltaire avait pour objet, dans son voyage, l’impression de son Charles XII, dont il fit faire deux éditions à la fois, et une nouvelle édition de la Henriade. Lorsque cet auteur dit qu’il ne vend point ses ouvrages, c’est à dire qu’il ne les vend point à forfait : effectivement, il y perdrait trop. il est dans l’usage de les faire imprimer à ses frais, et, après en avoir détaillé par lui-même une partie, il vend à un libraire le surplus de l’édition, qui tombe dans l’instant par une nouvelle, qu’il fait succéder à la faveur de quelques changements légers. C’est par ce petit savoir-faire que les faveurs des Muses ne sont point pour Voltaire des faveurs stériles, et que, devenu sage par l’exemple de tant d’autres poëtes, il sait s’en servir utilement pour se procurer aussi celles de Plutus.

Après un séjour de trois mois à la ville, milord Voltaire eut besoin, pour sa santé, de prendre l’air à la campagne. Toujours attentif à plaire à mon hôte, je sus lui procurer une jolie maison, à une lieue de Rouen. Avant que de partir, le sieur de Voltaire, par un trait d’économie, voulut congédier un valet que j’avais arrété pour lui, à 20 sols par jour ; mais pour le coup. Voltaire trahit le seigneur anglais : il ne voulut payer le valet que sur le pied de 10 sols ; il coupa ainsi ses gages par la moitié. Je tirai 40 francs de ma bourse, et terminai la contestation.

Ces 40 francs ne m’ont jamais été rendus. Il est vrai que le sieur de Voltaire parla galamment de les acquitter avec une pendule qui manquait à la parure de la chambre où il couchait ; mais ni la pendule ni le payement ne sont venus, et ce n’est pas la seule petite dette que j’aie à répéter contre lui.

Le sieur de Voltaire passa un mois a la campagne. Il y vivait comme dans l’âge d’or, d’herbes, d’œufs frais et de laitage. La jardinière qui lui fournissait ces aliments champêtres lui rendait aussi d’autres services. Elle allait trois fois la semaine à la ville pour les épreuves de l’impression. Le sieur de Voltaire ne fut pas ingrat de ses bons offices ! Pour récompenser ses peines et lui payer un mois de pension, il lui donna noblement six livres. Cette femme me porta ses plaintes, me représenta que ses œufs n’étaient seulement pas payés, et par honneur, je pris encore sur moi d’apaiser ses murmures et de la satisfaire.

Je le perdis enfin, cet hôte illustre. Il s’en retourna à Paris, après un séjour de sept mois, tant chez moi qu’à la campagne d’un de mes amis, et le rôle de seigneur anglais finit glorieusement par une pièce de vingt-quatre sols, dont sa générosité gratifia la servante d’une maison où rien ne lui avait manqué pendant un si long espace de temps, soit en santé, soit dans une maladie qu’il y avait essuyée.

Ce n’est qu’avec une peine extrême que j’ai pris sur moi d’entrer dans ce détail. Je serais au désespoir qu’il tombât dans l’esprit de quelqu’un que j’aie dessein de reprocher au sieur de Voltaire la dépense qu’il m’a occasionnée, ni de lui demander qu’il m’en tienne compte. En exposant sa conduite et la mienne, je n’ai pensé qu’à en montrer l’opposition. J’ai voulu faire voir, par l’empressement que j’ai toujours eu à obliger le sieur de Voltaire, et par les procédés que j’ai toujours tenus avec lui, combien j’étais éloigné d’une lâcheté pareille à celle de lui demander un payement que j’aurais reçu ; qu’au contraire l’indignité avec laquelle il en use aujourd’hui à mon égard est précisément dans son caractère, que son penchant l’entraîne naturellement vers l’ingratitude, et le porte à frustrer généralement tous ceux à qui il est redevable.

À peine le sieur de Voltaire fut de retour à Paris qu’il me manda de le venir trouver pour une affaire importante qu’il voulait me communiquer. Je partis sur-le-champ et me rendis à ses ordres chez la dame de Fontaine-Martel, où il avait établi son domicile, car, quoique ce riche partisan de la république des lettres jouisse de 28,000 livres de rente, cependant il n’a jamais cru qu’un grand poëte comme lui dût se loger et vivre à ses dépens.

La grande affaire dont il s’agissait était l’impression de vingt-cinq lettres qui, pour mon malheur, ne sont que trop connues, et pour lesquelles le sieur de Voltaire m’assura avoir une permission verbale. En même temps pour solde d’un vieux compte de 700 livres, il me donna eu payement quelques exemplaires de la Henriade, qu’il se disposait secrètement à faire réimprimer avec des additions et un reste des éditions de son Charles XII, dont le lendemain il vendit un manuscrit plus ample au sieur François Josse, imprimeur-libraire à Paris.

J’avoue que les différents traits dont j’avais été témoin auraient dû me dessiller les yeux sur le sieur de Voltaire. Mais ils n’étaient ouverts que sur le mérite de l’auteur, et sachant qu’effectivement il avait souvent obtenu par son crédit des permissions et des tolérances, je me fiai à sa parole, et j’eus la facilité d’accepter le manuscrit pour l’exécuter. Le sieur de Voltaire, de son côté, s’engagea à payer l’impression et le papier, et à faire tous les frais de l’édition. Il exigea en même temps que les épreuves des premières feuilles lui fussent envoyées par la poste. Elles l’ont été, en effet, à son nouveau domicile chez le sieur Demoulin, marchand de blés et son associé dans ce commerce, où il avait été loger depuis la mort de Mme  de Fontaine-Martel.

L’édition ayant été achevée en peu de temps, le sieur de Voltaire, dont l’ouvrage commençait à faire du bruit, me fit avertir de le mettre à l’écart et en sûreté entre les mains d’un de ses amis, qui devait m’en payer le prix. Je connus alors le tort que j’avais eu de me fier à la parole du sieur de Voltaire sur la permission d’imprimer ce livre. Cependant, quoique l’édition fût considérable, puisqu’elle avait été tirée à 2,300 exemplaires, je pris le parti de ne point m’en dessaisir, à moins qu’on ne m’envoyât un certificat de la permission. J’en fis même changer le dépôt. Je me rendis en même temps à Paris chez le sieur de Voltaire, et je lui fis part de ma résolution. De son côté, il convint de faire quelques changements à l’ouvrage. Pour y travailler et en conférer, il me demanda des exemplaires que je ne fis aucune difficulté de lui donner.

Ce fut alors que l’imagination vive et féconde du sieur de Voltaire lui fit enfanter un projet admirable pour le tirer d’affaire. J’étais en procès avec le sieur Ferrand, imprimeur de Rouen, qui avait contrefait un livre dont j’avais le privilège. Le sieur de Voltaire me conseilla de lui faire donner sous main son ouvrage manuscrit. Il ne manquera pas, ajouta-t-il, de tomber dans le piège et de l’imprimer. L’édition sera saisie à propos. Les supérieurs, instruits que je n’aurai eu aucune part à l’impression, jugeront que ce manuscrit m’aura été volé, et par conséquent je ne puis être responsable des autres éditions qui en pourront paraître. Par ce moyen, j’aurai la liberté de publier la mienne sans obstacle, et nous serons l’un et l’autre à l’abri.

Le sieur de Voltaire s’applaudit beaucoup de cette invention, qui lui paraissait merveilleuse, et fut surpris de voir que je l’écoutais froidement. Je m’excusai sur la pesanteur de mon esprit, qui m’empêchait de goûter cet expédient. Ma simplicité lui fit pitié. Elle m’attira même une riche profusion d’épithètes, malgré lesquelles je persistai dans mon refus.

J’ai dit que j’avais remis au sieur de Voltaire deux exemplaires pour revoir les endroits qui avaient besoin d’être retouchés. Quel est l’usage qu’il en fit ? C’est ce qu’il faut voir dans une lettre qu’il m’a écrite, et qui est imprimée à la suite de ce mémoire. Il en confia l’un, dit-il, pour le faire relier. À qui ? a un libraire qui le fit copier à la hâte et imprimer.

Voltaire eut-il quelque part à cette édition ? Ouand il pourrait s’en défendre, quand il n’irait pas plus loin que l’aveu qu’il fait dans sa lettre, quels reproches n’aurais-je pas à lui faire sur son infidélité et sur l’abus qu’il a fait de ma confiance ? Mais n’ai-je à lui reprocher que cette infidélité ? Est-il vraisemblable que pour relier un livre Voltaire se soit adressé non à son relieur, mais à un libraire ; qu’il ait livré un ouvrage qui pouvait causer ma ruine, qu’il devait regarder comme un dépôt sacré, et dont il craignait la contrefaçon[1] ; qu’il l’ait livré à un libraire, et à un libraire non-seulement qui par sa profession même lui devenait suspect, mais qu’il connaissait si mal ? D’ailleurs, par qui ce libraire a-t-il pu être informé que l’exemplaire qui lui était remis par le sieur de Voltaire sortait de mon imprimerie ? Qui a pu en instruire celui qui, avant que l’édition de ce libraire parût, vint me prier de lui fournir cent exemplaires du livre et m’en offrit cent louis d’or, que j’eus la constance de refuser ? À l’instigation de qui lescolporteurs chargés de débiter dans Paris l’édition de ce libraire annonçaient-ils au public que j’en étais l’auteur ? C’est un fait que j’ai éprouvé moi-même. À qui attribuer cette édition étrangère qui parut en 1734, précisément dans l’époque de mes malheurs ? édition que Voltaire a augmentée d’une vingt-sixième lettre dans laquelle il répond à des faits qui ne sont arrivés qu’en 1733, édition qui se vendait chez ledit imprimeur du sieur de Voltaire à Amsterdam, et qui a pour titre : Lettres, etc., par M. de Voltaire, à Rouen, chez Jore, MDCCXXXIV. Et pour tout dire, en un mot, qu’est-ce que cette lettre écrite contre moi au ministère ? Car enfin, c’est trop balancer sur la perfidie du sieur de Voltaire. L’édition du libraire de Paris se répand dans le public, je suis arrêté et conduit à la Bastille, et quel est l’auteur de ma détention ? Sur la dénonciation de qui suis-je arrêté ? Sur celle du sieur de Voltaire. Je suis surpris qu’on me montre une lettre de lui dans laquelle il m’accuse faussement d’avoir imprimé l’édition qui parait, dit-il, malgré son consentement.

Que peut répondre le sieur de Voltaire à tous ces faits, qui me confondent moi-même ? N’etait-il qu’infidèle ? Était-il seulement coupable d’avoir trahi le secret d’un homme qu’il avait séduit par l’assurance d’avoir une permission tacite, et d’avoir publié ce secret à qui avait voulu l’entendre ? Étais-je moi-même infidèle à ses yeux ? Le sieur de Voltaire crut-il effectivement que l’édition qui paraissait était la mienne ? Pouvait-il le penser lorsque j’avais refusé les mille écus qu’il m’avait fait offrir lui-même pour cette édition, et que j’avais déclare que je ne consentirais jamais à la laisser répandre sans le certificat de la permission ? Était-il même possible que, versé comme il est dans l’imprimerie, il méconnut les différences de ces deux éditions, le papier, les caractères, quelques termes qu’il avait changés ? Ou, au contraire, le sieur de Voltaire avait-il résolu de me sacrifier ? Piqué de mes refus, désespérant également d’obtenir une permission et de me faire consentir à laisser paraître son ouvrage sans me la rapporter, ne me demanda-t-il les deux exemplaires que pour en faire une autre édition et pour en rejeter sur moi l’iniquité ? J’avoue que c’est un chaos dans lequel je n’ai jamais pu rien comprendre, parce qu’il est des noirceurs dont je ne saurais croire les hommes capables. Ce qui est certain, c’est que deux jours après avoir obtenu ma liberté, le magistrat à qui je la devais me montra une seconde lettre de Voltaire dans laquelle, en m’accusant de nouveau d’avoir fait disparaître mon édition, il ajoutait que j’étais d’autant plus coupable qu’il m’avait mandé de la remettre à M. Rouillé, et m’avait offert de m’en payer le prix. Et ce qui est encore certain, c’est que dans la lettre que l’on mettra sous les yeux des juges à la suite de ce Mémoire, après avoir fait mention de cette autre lettre par laquelle il me marquait, dit-il, de remettre toute mon édition à M. Rouillé, le sieur de Voltaire reconnaît de bonne foi que j’étais à la Bastille lorsqu’il me l’écrivit, c’est-à-dire qu’il a commencé par m’accuser d’avoir rendu mon édition publique ; qu’ensuite, lorsque sur sa fausse dénonciation j’étais à la Bastille, il m’a écrit de remettre à M. Rouillé cette même édition que je n’avais plus, et que par une double contradiction qui dévoile de plus en plus le dessein qu’il avait formé de me perdre, il a voulu encore me charger de n’avoir répandu l’ouvrage dans le public qu’après qu’il m’avait averti de le remettre aux magistrats.

Cependant je parvins à prouver l’imposture du sieur de Voltaire. Je fis voir que l’édition n’était pas de mon imprimerie, et que je n’avais point de caractères semblables, de façon que j’obtins ma liberté au bout de quatorze jours.

Mais mon bonheur ne fut pas de longue durée. Mon édition fut surprise et saisie, et j’éprouvai bientôt une nouvelle disgrâce plus cruelle que la première. Par arrêt du conseil du mois de septembre 1734, j’ai été destitué de ma maîtrise, déclaré incapable d’être jamais imprimeur ni libraire.

Tel est l’état où m’a réduit la malheureuse confiance que j’avais eue pour le sieur de Voltaire, état d’autant plus triste pour moi que je lui ai été plus fidèle, puisqu’indépendamment des cent louis que j’ai refusés pour cent exemplaires d’une personne dont l’honneur m’était trop connu pour me laisser rien appréhender de sa part, je ne voulus pas écouter la proposition du sieur Châtelain, libraire d’Amsterdam, qui, pour un seul exemplaire, m’offrit 2,000 francs, avec une part dans le profit de l’édition qu’il en comptait faire, et que mon scrupule alla même jusqu’à ne vouloir pas le permettre à un ami qui avait apparemment appris mon secret par la même voie qui en avait instruit tant d’autres.

Dans l’abîme où je me suis vu plongé par mon arrêt, sans profession, sans ressources, je me suis adressé à l’auteur de mes maux, persuadé que je ne devais mes malheurs qu’aux dérèglements de son imagination, et que le cœur n’y avait point de part, j’ai été trouver le sieur de Voltaire, j’ai imploré son crédit auprès de ses amis, je l’ai supplié de l’employer pour me procurer quelque moyen honnête de subsister et de me rendre le pain qu’il m’avait arraché. Il m’a leurré d’abord de vaines promesses. Mais, bientôt il s’est lassé de mes importunités et m’a annoncé que je n’avais rien à espérer de lui. Ce fut alors que, n’ayant plus de grâce à attendre du sieur de Voltaire, si cependant ce que je lui demandais en était une, j’ai cru pouvoir au moins exiger de lui le payement de l’impression de son livre. Pour réponse à la lettre que je lui écrivis à ce sujet, il me fit dire de passer chez lui ; je ne manquai pas de m’y rendre, et, suivant son usage, il me proposa de couper la tête par la moitié. Je lui répliquai ingénument que je consentirais volontiers au partage, à condition qu’il serait égal ; que j’avais été prisonnier à la Bastille pendant quatorze jours, qu’il s’y fit mettre sept ; que l’impression de son livre m’avait causé une perte de 22,000 francs, qu’il m’en payât 11,000. Qu’il me resterait encore ma destitution de maîtrise pour mon compte. Ma franchise déplut au sieur de Voltaire, qui cependant, par réflexion, poussa la générosité jusqu’à m’offrir cent pistoles pour solde de compte ; mais comme je ne crus pas devoir les accepter, mon refus l’irrita : il se répandit en invectives, et alla même jusqu’à me menacer d’emplover, pour me perdre, ce puissant crédit dont son malheureux imprimeur s’était vainement flatté pour sortir de la triste affaire où il l´avait lui-même engagé.

Voilà les termes où j’en étais avec le sieur de Voltaire, lorsque je l’ai fait assigner le 5 du mois dernier. Les défenses qu’il m’a fait signifier méritent bien de trouver ici leur place. « Il a lieu, dit-il, d’être surpris de mon procédé téméraire. Mon avidité me fait en même temps tomber dans le vice d’ingratitude contre lui, et lui intenter une action qui n’a aucun fondement, d’autant qu’il ne me doit aucune chose, et qu’au contraire il m’a fait connaître qu’il est trop généreux dans l’occasion pour ne pas satisfaire à ses engagements. C’est pourquoi il me soutient purement et simplement non recevable dans ma demande, dont je dois être débouté avec dépens. »

C’est ainsi que le sieur de Voltaire, non content de vouloir me ravir le fruit de mon travail, non content de manquer à la reconnaissance et à la justice qu’il me doit, m’insulte et veut me noircir du vice même qui le caractérise. Ce trait ne suffit pas encore à sa malignité. Il ose publier dans le monde qu’il m’a payé, et que dans l’appréhension où je sens qu’il peut être de voir se rallumer un feu caché sous la cendre, j’abuse de la triste conjoncture où il se trouve pour faire revivre une dette acquittée. Sous ce prétexte il se déchaîne contre moi, et sa fureur ne peut être assouvie si ce faux délateur n’obtient une seconde fois de me voir gémir dans les fers. Assuré sur mon innocence, sur l’équité de ma cause, sur la renommée de Voltaire, je n’ai été alarmé ni de ses menaces, ni de ses vains discours, et convaincu par ma propre expérience à quel point il sait se jouer de sa parole, je n’ai pu me persuader que son témoignage fût assez sacré pour me faire condamner sans m’entendre.

Je suis donc demeuré tranquille, et ne me suis occupé que de ma défense. Je me dois à moi-même ma propre justification. J’ai pensé que je ne pouvais mieux l’établir qu’en rendant un compte exact des faits. Les réflexions que je vais ajouter en prouveront la vérité ; en même temps qu’elles feront cesser les clameurs du sieur de Voltaire, elles jetteront sur lui l’opprobre dont il cherchait à me couvrir, et engageront même à me plaindre sur ma malheureuse étoile, qui m’a procuré une aussi étrange liaison. En effet, quelle fatale connaissance pour moi que celle du sieur de Voltaire ! Et que penser de cet homme dont il est également dangereux d’être ami comme ennemi ; dont l’amitié a causé ma ruine et ma perte, et qui ne veut rien moins que me perdre une seconde fois, s’il est possible, depuis que pour lui demander mon dû je suis devenu son ennemi ?

Maintenant il me reste à établir mes moyens, et à répondre aux objections du sieur de Voltaire. Mais ne me prévient-on pas déjà sur ces deux objets ? Après les faits dont j’ai rendu compte, l’équité de ma cause ne s’annonce-t-elle pas d’elle-même, et les défenses du sieur de Voltaire ne sont-elles pas confondues d’avance ? Mes moyens sont ma demande. Après avoir été trompé, trahi, renié par le sieur de Voltaire, je lui demande au moins le prix de mon travail, le prix d’un ouvrage que j’ai imprimé pour lui et par ses ordres, que je n’ai imprimé que sur la foi d’une permission, traité que j’ai refusé de laisser paraître, tant qu’on ne me rapporterait pas la permission des supérieurs, et qui effectivement n’a jamais paru dans le public. Quelle est la preuve de mon travail ? La lettre du sieur de Voltaire. S’il me répond que dans sa lettre il n’a pas nommé l’ouvrage que j’ai imprimé pour lui, je lui réplique que je lui demande le payement d’un ouvrage que j’ai imprimé pour lui, et qu’il n’a point nommé dans sa lettre. Le sieur de Voltaire ose publier qu’il m’a payé en me remettant le manuscrit ; mais sa lettre le confond, elle prouve son imposture et sa mauvaise foi. Elle prouve qu’il ne m’avait pas encore payé en 1734, lorsque j’étais à la Bastille, et qu’il m’écrivit alors pour m’en offrir le prix. Avancera-t-il qu’il m’a payé depuis ? Sa variation ne suffirait-elle pas pour prouver son infamie ? D’ailleurs, sa lettre opère un commencement de preuve par écrit, et je demande, en vertu de l’ordonnance, à être admis à la preuve par témoins. Je demande à prouver que lorsque j’allai chez lui, le jour même que je l’ai fait assigner, sa réponse fut que, n’ayant tiré aucun profit de l’édition, il ne m’en devait que la moitié. Trouvera-t-on dans cette réponse, dont je suis prêt de rapporter la preuve, que l’offre qu’il me fit n’était que pour se rédimer de ma vexation ? Il m’a, dit-il, depuis quatre mois, fait toucher une gratification de 100 livres. Aurait-il été question de m’accorder une gratification s’il ne m’eût dû quelque chose ? Aurais-je pensé de l’en remercier par une lettre ? Mais qu’il représente ma lettre, on y verra le motif de cette gratification, on y verra que le sieur de Voltaire, alarmé d’un bruit qui se répandait qu’on imprimait un de ses ouvrages que je ne nommerai point, il me chargea d’employer tous mes soins tant à Paris qu’au dehors, pour découvrir si ce bruit avait quelque fondement, et que les 100 livres furent la récompense des mouvements que je m’étais donnés.

Mais il en faut venir à la grande objection du sieur de Voltaire, au reproche qu’il me fait de la perfidie la plus noire, au reproche d’abuser de la conjoncture où il se trouve, d’abuser d’une lettre qu’il a eu la facilité de m’écrire, et que j’ai su tirer de lui sous prétexte de solliciter ma réhabilitation ; d’en abuser, déjà, pour le forcer, par la crainte d’un procès déshonorant, à me payer une somme qu’il ne me doit pas.

C’est donc là le grand moyen du sieur de Voltaire, ou plutôt le déplorable sophisme avec lequel il prétend en imposer aux personnes les plus respectables. Car enfin, la haine de ce reproche ne retombe-t-elle pas sur son auteur ? Et qu’ai-je à me reprocher, à moi qui ne fais que demander mon dû ? S’il est vrai que le sieur de Voltaire ne m’a pas payé, comme il n’en est que trop certain, comme il est évident, comme j’offre d’en achever la preuve, en quoi suis-je coupable de m’appuyer d’une lettre qui, en même temps qu’elle établit ma demande, me justifie d’une calomnie ? Ces inconvénients sont-ils mon fait ? En puis-je être garant ? Que ne payait-il sans me noircir dans le public du crime d’exiger deux fois la même dette ? Ne devait-il pas être content de tous les maux qu’il m’a coûtés, de m’avoir engagé dans une affaire malheureuse sur la fausse assurance d’une permission, de m’avoir privé de ma liberté par sa dénonciation calomnieuse, de m’avoir enlevé ma fortune et mon état, sans vouloir encore me ravir l’honneur ? N’ai-je pas à rétorquer son argument contre lui ? N’ai-je pas à lui reprocher de se faire un rempart de sa lettre et des circonstances qu’elle renferme, non-seulement pour me refuser le payement de ce qui m’est dû, mais encore pour me rendre odieux et pour accumuler contre moi calomnie sur calomnie ? Et lorsque le sieur de Voltaire a la hardiesse d’appuyer ses faux raisonnements d’un mensonge aussi grossier que celui de son indigence, lorsqu’avec vingt-huit mille livres de rente, indépendamment des sommes qu’il a répandues dans Paris, il ose avancer qu’il est hors d’état de payer une somme aussi considérable que celle que je lui demande ; se peut-il que quelqu’un se laisse éblouir par ses artifices ? Ne se trahit-il pas lui-même par cette nouvelle fausseté ? Cette dernière circonstance ne montre-t-elle pas clairement ce qu’on doit penser de toutes les autres ; et, dans toute la conduite que le sieur de Voltaire a tenue avec moi, ne voit-on pas un homme à qui rien n’est sacré, qui se joue de tout et qui ne connaît point de moyens illicites, pourvu qu’ils le mènent à son but ?

Enfin le sieur de Voltaire m’oppose une fin de non-recevoir. Il soutient que je suis mal fondé à lui demander le payement d’une édition qui a pu être saisie. Une fin de non-recevoir, est-ce donc là la défense familière du sieur de Voltaire ? C’est ainsi qu’il vient de payer un tailleur pauvre et aveugle, à qui, comme à moi, il oppose une fin de non-recevoir. Voilà donc le payement qui m’était réservé et que ma malheureuse confiance pour le sieur de Voltaire devait me procurer ? Mais est-il recevable lui-même à m’opposer cette fin de non-recevoir ? Après m’avoir séduit par l’assurance d’une permission verbale ; après que je n’ai travaillé que sur la foi de cette permission ; après que, si je suis coupable, je ne le suis que pour m’étre fié à la parole du sieur de Voltaire, puisque dans tous les temps j’ai refusé de laisser répandre l’édition jusqu’à ce que la permission me fût montrée, et qu’effectivement elle n’a jamais paru, de quel front le sieur de Voltaire ose-t-il se faire une exception de ce qu’il m’a trompé ? J’ai trop de confiance dans la qualité des juges pour appréhender qu’ils adoptent une défense aussi odieuse. J’espère même que les personnes respectables qui honorent de leur protection les talents du sieur de Voltaire me plaindront d’avoir été séduit par ces mêmes talents, et que, touchées de mes malheurs, elles pardonneront à la nécessité de me défendre et de me justifier, et que je n’ai mise au jour qu’afin de ne me pas laisser ravir l’honneur, le seul bien qui me reste[2].

  1. Il y a coutrefaction dans le Voltariana.
  2. Suivait la lettre de Voltaire du 26 mars 1736, n° 584.