Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 584

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 59-61).
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584. — À M. JORE[1],
ancien libraire.
À Cirey, le 24 mars.

Vous me mandez, monsieur, qu’on vous donnera des lettres de grâce qui vous rétabliront dans votre maîtrise, en cas que vous disiez la vérité qu’on exige de vous sur le livrr rn qurstion[2], ou plutôt dont il n’est plus question.

Un de mes amis[3], très-connu, ayant fait imprimer ce livre en Angleterre, uniquement pour son profit, suivant la permission que je lui en avais donnée, vous en fîtes, de concert avec moi, une édition en 1730[4].

Un des hommes les plus respectables[5] du royaume, savant en théologie comme dans les belles-lettres, m’avait dit, en présence de dix personnes, chez Mme  de Fontaine-Martel, qu’en changeant seulement vingt lignes dans l’ouvrage il mettrait son approbation au bas. Sur cette confiance, je vous fis achever l’édition. Six mois après, j’appris qu’il se formait un parti pour me perdre, et que, d’ailleurs, monsieur le garde des sceaux ne voulait pas que l’ouvrage parût. Je priai alors un conseiller[6] au parlement de Rouen de vous engager à lui remettre toute l’édition. Vous ne voulûtes pas la lui confier : vous lui dîtes que vous la déposeriez ailleurs, et qu’elle ne paraîtrait jamais sans la permission des supérieurs.

Mes alarmes redoublèrent quelque temps après, surtout lorsque vous vîntes à Paris. Je vous fis venir chez M. le duc de Richelieu ; je vous avertis que vous seriez perdu si l’édition paraissait, et je vous dis expressément que je serais obligé de vous dénoncer moi-même. Vous me jurâtes qu’il ne paraîtrait aucun exemplaire, mais vous me dîtes que vous aviez besoin de 1,500 livres[7] ; je vous les fis prêter sur-le-champ par le sieur Pasquier, agent de change, rue Quincampoix, et vous renouvelâtes la promesse d’ensevelir l’édition.

Vous me donnâtes seulement deux exemplaires, dont l’un fut prêté à Mme  de ***, et l’autre, tout décousu, fut donné à François Josse[8], libraire, qui se chargea de le faire relier pour M. d’Argental, à qui il devait être confié pour quelques jours.

François Josse, par la plus lâche des perfidies, copia le livre, toute la nuit, avec René Josse, petit libraire de Paris, et tous deux le firent imprimer secrètement. Ils attendirent que je fusse à la campagne[9], à soixante lieues de Paris, pour mettre au jour leur larcin. La première édition qu’ils en firent était presque débitée, et je ne savais pas que le livre parût. J’appris cette triste nouvelle, et l´indignation du gouvernement. Je vous écrivis sur-le-champ plusieurs lettres, pour vous dire de remettre toute votre édition à M. Rouillé, et pour vous en offrir le prix. Je ne reçus point de réponse : vous étiez à la Bastille, J’ignorais le crime de François Josse ; tout ce que je pus faire alors fut de me renfermer dans mon innocence et de me taire.

Cependant René, ce petit libraire, fit en secret une nouvelle édition ; et François, jaloux du gain que son cousin allait faire, joignit à son premier crime celui de faire dénoncer son cousin René. Ce dernier fut arrêté, cassé de maîtrise, et son édition confisquée.

Je n’appris ce détail que dans un séjour de quelques semaines que je vins faire, malgré moi, à Paris[10], pour mes affaires.

J’eus la conviction du crime de François Josse ; j’en dressai un mémoire pour M. Rouillé, Cependant cet homme a joui du fruit de sa méchanceté impunément. Voilà tout ce que je sais de votre affaire ; voilà la vérité, devant Dieu et devant les hommes. Si vous en retranchiez la moindre chose, vous seriez coupable d’imposture. Vous y pouvez ajouter des faits que j’ignore, mais tous ceux que je viens d’articuler sont essentiels. Vous pouvez supplier votre protecteur de montrer ma lettre à monsieur le garde des sceaux ; mais surtout prenez bien garde à votre démarche, et songez qu’il faut dire la vérité à ce ministre.

Pour moi, je suis si las de la méchanceté et de la perfidie des hommes que j’ai résolu de vivre désormais dans la retraite, et d’oublier leurs injustices et mes malheurs,

À l’égard d’Alzire, c’est au sieur Demoulin qu’il faut s’adresser. Je ne vends point mes ouvrages, je ne m’occupe que du soin de les corriger : ceux à qui j’en ai donné le profit s’accommoderont sans doute avec vous. Je suis entièrement à vous, etc.

  1. Claude-François Jore. Il publia cette lettre dans le Mémoire qu’il fit paraître en juin 1736, qu’on reproduisit dans le Voltariana, et que nous avons donné sous le n° 606. La lettre y est datée du 25 mars. On ofrça Jore de la rendre.
  2. Lettres philosophiques.
  3. Thieriot.
  4. Une note de Jore dit : « C’est en 1731. » Voyez l´avertissement de Bouchot, tome XXII, page 75.
  5. L’abbé de Rothelin ; voyez la lettre 309.
  6. Cideville ; voyez les lettres qui lui furent adressées, par Voltaire, en juin et juillet 1733.
  7. « Elles m’avaient été prêtées pour quatre mois, et je les ai acquittées au bout de deux. » (Note de Jore.)
  8. Jean-François Josse, à qui fut adressée la lettre 310.
  9. À Monjeu, près d’Autun.
  10. En mars et en avril 1735.