Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 557
Un peu de maladie, monsieur, m’a privé de la consolation de vous écrire des pouilles de ma main. Je me sers d’un secrétaire ; je me donne des airs d’intendant. Hélas ! cruel que vous êtes, c’est bien vous qui faites l’intendant avec moi, en ne répondant pas à mes requêtes ! J’avais cru vous faire ma cour et flatter votre goût, en vous envoyant, il y a quelques mois, une scène[1] tout entière traduite d’un vieil auteur anglais ; mais vous ne vous souciez ni de l’Anglais ni de moi. Vous aviez promis à Mme du Châtelet des petits cygnes de Moulins et des petits bateaux. Savez-vous bien que des bagatelles, quand on les a promises, deviennent solides et sacrées, et qu’il vaudrait mieux être deux ans sans faire payer la taille aux peuples de la mère aux gaines[2] que de manquer d’envoyer des petits cygnes à Cirey ? Vous croyez donc qu’il n’y a dans le monde que des ministres, Moulins, et Versailles ?
En lisant aujourd’hui des vers anglais de Pope, sur le bonheur[3], voici comme j’ai réfuté ce raisonneur :
Pope, l’Anglais, ce sage si vanté,
Dans sa morale au Parnasse embellie,
Dit que les biens, les seuls biens de la vie.
Sont le repos, l’aisance, et la santé.
Il s’est mépris : quoi ! dans l’heureux partage
Des dons du ciel faits à l’humain séjour.
Ce triste Anglais n’a pas compté l’amour !
Que je le plains ! il n’est heureux ni sage[4].
Mettez l’amitié à la place de l’amour, et vous verrez combien vous manquez à ma félicité. Donnez-moi au moins votre protection, comme si j’étais né dans Moulins. Ayez pitié de cette pauvre Alzire, que l’on imprime, à ce qu’on m’a dit, furtivement, comme on a imprimé le Jules César. Il est bien dur de voir ainsi ses enfants estropiés. M. Rouillé[5] peut, d’un mot, empêcher qu’on me fasse ce tort : c’est à vous que je veux en avoir l’obligation. Si vous me rendez ce bon office, j’aurai pour vous bien du respect et de la reconnaissance ; et, si vous m’écrivez, je vous aimerai de tout mon cœur.