Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 556

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 23-26).
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556. — Á M. THIERIOT.
À Cirey, ce 9 février.

Je suis toujours un peu malade, mon cher ami. Mme la marquise du Châtelet lisait hier, au chevet de mon lit, les Tusculanes de Cicéron, dans la langue de cet illustre bavard ; ensuite elle lut la quatrième[1] Épître de Pope, sur le Bonheur. Si vous connaissez quelque femme à Paris qui en fasse autant, mandez-le-moi.

Après avoir ainsi passé ma journée, j’ai reçu votre lettre du 5 février ; nouvelles preuves de votre tendresse, de votre goût, et de votre jugement. Je vais me mettre tout de bon à retoucher Alzire, pour l’impression ; mais il faudrait que j’eusse une copie conforme à la manière dont on la joue. Samson devait partir par cette poste, mais je suis obligé de dicter mes lettres, et j’occupe à vous faire parler mon cœur la main qui devait transcrire mes sottises philistines et hébraïques. En attendant, je vous envoie le Discours[2] apologétique que je compte faire imprimer à la suite d’Alzire. Je remplis en cela deux devoirs : je confonds la calomnie, et je célèbre votre amitié.

J’attends avec impatience le sentiment de Pollion et le vôtre sur ma dédicace à Mme du Châtelet. Je veux vous devoir l’honneur de pouvoir dire à M. de La Popelinière dorénavant :

Albi, nostrorum sermonum candide judex.

(Hor., ep. iv, lib. 1.)

Son bon mot sur Pauline et sur Alzire est une justification trop glorieuse pour moi : c’est peut-être parce qu’il n’a vu jouer Pauline que par Mlle Duclos[3], vieille, éraillée, sotte et tracassière, qu’il donne la préférence à Alzire, jouée par la naïve, jeune et gentille Gaussin. Dites de ma part à cette Américaine :

Ce n’est pas moi qu’on applaudit,
C’est vous qu’on aime et qu’on admire ;
Et vous damnez, charmante Alzire,
Tous ceux que Guzman convertit.

De Launai[4] se damne d’une autre façon par les perfidies les plus honteuses. Il y a longtemps que je sais de quoi il est capable, et, des que j’ai su que Dufresne lui avait confié la pièce, j’ai bien prévu l’usage qu’il en ferait. Je ne doute pas qu’il ne la fasse imprimer furtivement, et qu’il n’en fasse quelque malheureuse parodie. Il a déjà fait celle de Zaïre, dans laquelle il a eu l’insolence de mettre M. Falkener sur le théâtre, par son propre nom[5]. C’est ce même Falkener, notre ami, qui est aujourd’hui ambassadeur à Constantinople, et qui demanderait, aussi bien que la nation anglaise, justice de cette infamie, si l’auteur et l’ouvrage n’étaient pas aussi obscurs que mécbants. Ce qui est étonnant, c’est que monsieur le lieutenant de police[6] ait permis cet attentat public contre toutes les lois de la société. Voyez si on peut prévenir de pareils coups, par vos amis et les miens. Cependant je destinais à ce malheureux de Launai un petit présent, pour reconnaître la peine qu’il avait prise de lire ma pièce aux comédiens. L’abbé Moussinot devait le porter chez vous ; apparemment il vous parviendra ces jours-ci. C’est la seule vengeance que je veux prendre de de Launai ; il faut le payer de sa peine, et l’empêcher d’ailleurs de faire du mal.

Je crois au petit Lamare un caractère bien différent. Il me paraît sentir vivement l’amitié et la reconnaissance ; mais j’ai peur qu’il ne gâte tout cela par de l’étourderie, de l’impolitesse, et de la débauche. Je lui ai recommandé expressément de vous voir souvent, et de ne se conduire que par vos conseils. C’est le seul moyen par où il puisse me plaire. Je crois bien qu’il n’est pas encore digne d’entrer dans le sanctuaire de Pollion : il faut qu’il fasse pénitence à la porte de l’église, avant de participer aux saints mystères.

Ce que vous me mandez de M. l’abbé de Rothelin me touche et me pénètre. Quoique des faveurs publiques de sa part fussent bien flatteuses, ses bontés en bonne fortune me le sont infiniment. Tout ceci me fait songer à M. de Maisons, son ami. Mon Dieu, qu’il aurait été aise du succès d’Alzire ! qu’il m’en eût aimé davantage ! Faut-il qu’un tel homme nous soit enlevé !

Mandez-moi, mon cher ami, avec votre vérité ordinaire, et sans aucune crainte, tout ce qu’on dit de moi. Soyez très-persuadé que je n’en ferai jamais qu’un usage prudent, que je ne songerai qu’à faire taire le mal, et à encourager le bien. Faites-moi connaître, sans scrupule, mes amis et mes ennemis, afin que je force les derniers à ne point me haïr, et que je me rende digne des autres.

Je voudrais bien qu’en me renvoyant ma pièce vous pussiez y joindre quelques notes de Pollion et des vôtres. Que dites-vous du petit Lamare, qui ne m’a point encore écrit ? Il n’avait rien de particulier à dire à Rameau ; je ne l’avais chargé que de compliments. Les négociations ne sont confiées qu’à vous.

Savez-vous bien ce qui m’a plu davantage dans votre lettre ? C’est l’espérance que vous me donnez de venir apporter un jour vos hommages à la divinité de Cirey. Vous y verriez une retraite de hiboux, que les Grâces ont changée en un palais d’Albane. Voici quatre vers que fit Linanf, ces jours passés, sur le château :

Un voyageur, qui ne mentit jamais,
Passe à Cirey, s’arrête, le contemple ;
Surpris, il dit : « C’est un palais ; »
Mais, voyant Émilie, il dit que c’est un temple.

Vous m’avouerez que voilà un fort joli quatrain. Vous en verrez bien d’autres, si vous venez jamais dans cette vallée de Tempé ; mais Pollion ne voudra jamais vous prêter pour quinze jours.

J’ai peur de ne vous avoir point parlé des vers[7] que l’aimable Bernard a faits pour moi. Vous savez tout ce qu’il faut lui dire.

Adieu ; je souffre, mais l’amitié diminue tous les maux.

  1. Cette quatrième Épître appartient à l’Essai sur l’Homme.
  2. Voyez la note sur la lettre 555.
  3. Voyez la lettre 21.
  4. Voyez la lettre 232, et, tome X, les variantes de l’Épître sur la Calomnie.
  5. Voyez la note, tome I, page 537.
  6. René Hérault naquit à Rouen le 23 avril 1691, et fut nommé lieutenant général de police au mois d’auguste 1723. Il mourrut le 2 auguste 1740. (Cl.)
  7. Au sujet d’Alzire.