Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 519

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 545-546).
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519. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Cirey, ce 3 novembre.

La divine Émilie, mon cher ami, n’est pas trop pour Anacrèon. C’est la première fois que je n’ai pas été de son avis ; je tiens que c’est à vous à le faire parler. Je suis persuadé que, dans quarante ans, vous aimerez comme lui ; vous l’imitez déjà dans sa vie et dans ses vers aimables ; mais Anacrèon n’était pas conseiller au parlement, et n’aurait jamais quitté un opéra pour aller juger.

Il y a peu de choses à corriger aux Songes et à Daphnis et Chloè pour les rendre propres au théâtre. L’acte d’Anacrèon vous coûtera encore moins, la conformité du style et des mœurs vous soutiendra. Vous n’avez rien de l’ignorance de Daphnis, vos plaisirs ne sont point des songes ; mais, quand il s’agit d’Anacréon, vous serez un dévot qui fêterez votre patron. Trouveriez-vous mauvais qu’Anacréon aimât la même personne que le roi, et qu’il fut préféré ? Je ne haïrais pas de voir le chansonnier des Grecs l’emporter sur un monarque.

Je vous envoie, mon cher ami, la dernière scène de Jules César : c’est de toutes les scènes de cette pièce celle qui a été imprimée avec le plus de fautes. Elle a, ce me semble, une très-grande singularité, c’est qu’elle est une traduction assez fidèle d’un auteur anglais qui vivait il y a cent cinquante ans ; c’est Shakespeare, le Corneille de Londres, grand fou d’ailleurs, et ressemblant plus souvent à Gilles qu’à Corneille ; mais il a des morceaux admirables. Mandez-moi ce que vous pensez de celui-ci.

Je vous ai déjà mandé les impertinences de l’abbé Desfontaines, au sujet de ce Jules César. Il appelle la scène que je vous envoie une controverse ; c’est là la moindre de ses critiques. Il ne faut pas exiger de goût de lui ; mais je devais en attendre, au moins, plus de reconnaissance. Les auteurs faméliques sont pardonnables s’ils déchirent leurs amis, ce n’est que par nécessité. Ce sont des anthropophages qui réservent pour le dernier celui à qui ils ont le plus d’obligations. Envoyez, je vous prie, la scène de Shakespeare à notre ami Formont, et qu’il m’en dise un peu son avis.

Adieu, mon aimable ami ; il faudrait, pour que je fusse entièrement heureux, que vous vinssiez quelque jour à Cirey. Émilie vous fait mille compliments. Linant commence une tragi-comédie ; puisse-t-il l’achever !