Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 520

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 546-548).
◄  Lettre 519
Lettre 521  ►

520. — Á M. THIERIOT.
Cirey, 3 novembre.

Ami des arts, sage voluptueux,
Languissamment assis au milieu d’eux,
Juge éclairé, sans orgueil, sans envie,
Chez Pollion vous passez votre vie,
Heureux par lui, si l’on peut être heureux.
Moi, je le suis, mais c’est par Émilie :
Mon cœur s’épure au feu de son génie.
Ah ! croyez-moi, j’habite au haut des cieux ;
J’y resterai : j’ose au moins le prétendre ;
Mais si d’un ciel et si pur et si doux
Chez les humains il me fallait descendre,
Ce ne serait que pour vivre avec vous.

Nous avons ici le marquis Algarotti, jeune homme qui sait les langues et les mœurs de tous les pays, qui fait des vers comme l’Arioste, et qui sait son Locke et son Newton ; il nous lit des dialogues qu’il a faits sur des parties intéressantes de la philosophie : moi qui vous parle, j’ai fait aussi mon petit cours de métaphysique, car il faut bien se rendre compte à soi-même des choses de ce monde. Nous lisons quelques chants de Jeanne la Pucelle, ou une tragédie de ma façon, ou un chapitre du Siècle de Louis XIV. De là nous revenons à Newton et à Locke, non sans vin de Champagne et sans excellente chère, car nous sommes des philosophes très-voluptueux, et sans cela nous serions bien indignes de vous et de votre aimable Pollion. Voilà un compte assez exact de ma vie. Voilà ce qui fait, mon cher Thieriot, que je ne suis point avec vous ; mais comptez que ma vie en est plus douce, en sachant combien la vôtre est agréable. Mon bonheur fait bien ses compliments au vôtre. Faites ma cour à ce charmant bienfaiteur.

Buvez ma santé tous les deux
Avec ce Champagne mousseux
Qui brille ainsi que son génie.
Moi, chez la sublime Émilie,
Dans nos soupers délicieux,
Je bois à vous en ambroisie.

Je lui ai tout au moins autant d’obligations que vous en avez à M. de La Popelinière. Ce qu’elle a fait pour moi dans l’indigne persécution que j’ai essuyée, et la manière dont elle m’a servi m’attacherait à son char pour jamais si les lumières singulières de son esprit, et cette supériorité qu’elle a sur toutes les femmes, ne m’avaient déjà enchaîné. Vous savez si mon cœur connaît l’amitié : jugez quel attachement infini je dois avoir pour une personne dans qui je trouve de quoi oublier tout le monde, auprès de qui je m’éclaire tous les jours, à qui je dois tout. Mon respect et ma tendre amitié pour elle sont d’autant plus forts que le public l’a indignement traitée. On n’a connu ni ses vertus, ni son esprit supérieur. Le public était indigne d’elle. Vous m’allez dire qu’en vivant dans le sein de l’amitié et de la philosophie je devrais ne point sentir ces piqûres d’épingle de l’abbé Desfontaines, et ces calomnies dont on m’a noirci. Non, mon ami, du même fonds de sensibilité que j’idolâtre le mérite et les bontés de Mme du Châtelet, je suis sensible à l’ingratitude, et je voudrais qu’un homme témoin de tant de vertus ne fut point calomnié. Arrangez tout pour le mieux avec l’abbé Prévost, je lui aurai une véritable obligation. J’ai peur seulement que cette scène traduite de Shakespeare ne soit imprimée dans d’autres journaux ; j’ai peur même que l’abbé Asselin ne l’ait donnée à l’abbé Desfontaines ; mais ne pourriez-vous pas parler ou faire parler à l’abbé Desfontaines même ? Ne lui reste-t-il aucune pudeur ?

Je vous avertis qu’on va imprimer le Jules César à Amsterdam. J’y enverrai le manuscrit correct. Après cela il faudra bien qu’il paraisse en France. On prépare en Hollande une nouvelle édition de mes folies en prose et en vers. Voici encore de la besogne pour moi. Il faut que je passe le rabot sur bien des endroits ; il faut assommer mon imagination par un travail pénible, mais ce n’est qu’à ce prix qu’on peut faire quelque honneur à son pays. Labor improbus omnia vincît. Si ceux qui sont à la tête des spectacles aiment assez les beaux-arts pour protéger notre grand musicien Rameau, il faudra qu’il donne son Samson. Je lui ferai tous les vers qu’il y voudra ; mais il aurait besoin d’un peu de protection. Que dites-vous d’un nommé Hardion, à qui on avait donné Samson à examiner, et qui a fait tout ce qu’il a pu pour empêcher qu’on ne le jouât ? Nous avons besoin d’un examinateur raisonnable ; mais surtout que Rameau ne s’effarouche point des critiques. La tragédie de Samson doit être singulière, et dans un goût tout nouveau comme sa musique. Qu’il n’écoute point les censeurs, Savez-vous bien que M. de Richelieu a trouvé la musique détestable ? Hélas ! M. de Richelieu l’a eue chez lui sans la connaître. Adieu, écrivez-moi.