Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 476

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 491-492).
◄  Lettre 475
Lettre 477  ►

476. — Á M. LE MARQUIS DE CAUMOM[1].
À Paris, ce 19 avril 1735.

Il y a peu de choses, monsieur, auxquelles j’aie été aussi sensible qu’au souvenir dont vous voulez bien m’honorer. Il est vrai que je me suis amusé dans ma retraite à plus d’un genre de littérature ; mais il n’y a pas d’apparence que j’en laisse rien transpirer dans le public. Je m’aperçois tous les jours qu’il faut vivre et penser pour soi, et que la chimère de la réputation ne console point des chagrins qu’elle traîne après soi. Il y a des pays où il est permis de communiquer ses idées aux hommes ; il y en a d’autres dans lesquels à peine est-il permis d’avoir des idées. Un homme comme vous, monsieur, me tiendra lieu du public. Votre estime et votre correspondance sont pour moi le prix le plus flatteur de mes faibles travaux. Je vous aurai une obligation bien grande, si vous voulez bien avoir la bonté de faire extraire de ces lettres dont vous me parlez ce qui peut regarder l’histoire du dernier siècle. Je ne sais si Louis XIV méritait bien le nom de Grand ; mais son siècle le méritait, et c’est de ce bel âge des arts et des lettres que je veux parler plutôt que de sa personne. J’ai trouvé, en arrivant à Paris, que la philosophie de Newton gagnait un peu parmi les vrais philosophes. Je n’ai vu d’ailleurs, hors de la Vie de Julien, que des ouvrages médiocres ou ridicules. Les sottises molinistes et jansénistes vont toujours leur train ; mais elles sont obscurcies par la crise où se trouve l’Europe. Il est honteux pour l’humanité que, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, ces impertinentes disputes soient encore à la mode ; mais le vulgaire se ressemble dans tous les temps. Il y avait, du temps des Nérons et des Socrates, des gens qui sacrifiaient de bonne foi aux dieux Lares et à la déesse Latrine. Apulée fut accusé de sortilège devant le préteur, comme le Père Girard ; chaque siècle a eu ses Marie Alacoque. Adieu, monsieur ; j’ai toujours désiré un climat tel que celui que vous habitez. Je voudrais être avec vous sous votre beau soleil, avec des philosophes anglais et des voix italiennes. J’ai l’honneur de vous être tendrement et respectueusement dévoué pour jamais.

Voltaire.

  1. Communiquée par M. Ch. Romey. (B.) — Voyez n° 364.