Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 355

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 368-369).
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355. — Á M. THIERIOT.
Ce 28 juillet.

Je reçois, ce mardi 28 juillet, votre lettre du 23. Premièrement, je me brouille avec vous à jamais, et vous m’outragez cruellement, si vous me cachez ceux qui vous ont pu mander l’impertinente calomnie dont vous parlez. Je ne veux pas assurément leur faire de reproches ; je veux seulement les désabuser. Il y va de mon honneur, et il est du vôtre de me dire à qui je dois m’adresser pour détruire ces lâches et infâmes faussetés[1].

Je n’ai point vu le garde des sceaux ; mais j’apprends, dans l’instant, qu’il a écrit au premier président de Rouen, dans la fausse supposition que les Lettres anglaises s’impriment à Rouen. Je suis menacé cruellement de tous les côtés. Si vous m’aimez, mon cher Thieriot, vous reculerez tant que vous pourrez l’édition française. Je suis perdu si elle paraît à présent. Ne rompez pas pour cela vos marchés ; au contraire, faites-les meilleurs, et tirez quelque profit de mon ouvrage. Je vous jure que c’en est pour moi la plus flatteuse récompense. À l’égard du Temple du Goût, dites de ma part, mon cher ami, au tendre et passionné auteur de Manon Lescaut, que je suis de votre avis et du sien sur les retranchements faits au Temple du Goût. Ah ! mon ami, mériterais-je votre estime, si j’avais, de gaieté de cœur, retranché Mlle Lecouvreur et mon cher Maisons ? Non, ce n’est assurément que malgré moi que j’avais sacrifié des sentiments qui me seront toujours si chers. Ce n’était que pour obéir aux ordres du ministère ; et, après avoir obéi, après avoir gâté en cela mon ouvrage, on en a suspendu l’édition à Paris ; et, pour comble d’ignominie, on a permis, dans le même temps, que l’on jouât chez les farceurs italiens[2] une critique de mon ouvrage, que le public a vue par malignité, et qu’il a méprisée par justice. Ce n’est pas tout : je ne suis pas sûr de ma liberté ; on me persécute ; on me fait tout craindre, et pourquoi ? Pour un ouvrage innocent qui, un jour, sera regardé assurément d’un œil bien différent. On me rendra un jour justice, mais je serai mort ; et j’aurai été accablé, pendant ma vie, dans un pays où je suis peut-être, de tous les gens de lettres qui paraissent depuis quelques années, le seul qui mette quelque prescription à la barbarie.

Adieu, mon cher ami. C’est bien à présent que je dois dire :

Frange, miser, calamos, vigilataque carmina dele.

(Juven., sat. vii, v. 27.)

  1. Voyez la lettre 358.
  2. Voyez la lettre 348.