Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 354

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 366-368).
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354. — Á M. DE FORMONT.
À Paris, vis-à-vis Saint-Gervais, ce 26 juillet.

Je compte, mon cher Formont, envoyer par Jore, à mes deux amis et à mes deux juges de Rouen, de gros ballots de vers de toute espèce ; mais il faut, en attendant, que je prenne quelques leçons de prose avec vous. Je ne crois pas que nos Lettres anglaises effrayent sitôt les cagots. Je suis bien aise de les tenir prêtes, pour les lâcher quand cela sera indispensable ; mais j’attendrai que les esprits soient préparés à les recevoir, et je prendrai avec le public

· · · · · · · · · · faciles aditus et mollia fandi
Tempora · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

(Virg., Énéide, liv. IV, v. 293.)

Je vous prierai cependant de les relire. Je crois qu’après un mûr examen de votre part vous taillerez bien de la besogne à Jore, et qu’il nous faudra bien des cartons. Nous serons à peu près du même avis sur le fond des choses. Il n’y aura que la forme à corriger : car, en vérité, mon cher métaphysicien, y a-t-il un être raisonnable qui, pour peu que son esprit n’ait pas été corrompu dans ces révérendes petites-maisons de théologie, puisse sérieusement s’élever contre M. Locke ? Qui osera dire qu′il est impossible que la matière puisse penser ?

Quoi ! Malebranche, ce sublime fou, dira que nous ne sommes sûrs de l’existence des corps que par la foi, et il ne sera pas permis de dire que nous ne sommes sûrs de l’existence des substances pures et spirituelles que par la foi ! Ce qui a trompé Descartes, Malebranche, et tous les autres sur ce point, c’est une chose réellement très-vraie : c’est que nous sommes beaucoup plus sûrs de la vérité de nos sentiments et de nos pensées que de l’existence des objets extérieurs ; mais, parce que nous sommes sûrs que nous pensons, sommes-nous sûrs, pour cela, que nous sommes autre chose que matière pensante ?

Je ne crois pas que le petit nombre de vrais philosophes qui, après tout, font seuls, à la longue, la réputation des ouvrages, me reprochent beaucoup d’avoir contredit Pascal. Ils verront, au contraire, combien je l’ai ménagé ; et les gens circonspects me sauront bon gré d’avoir passé sous silence le chapitre des miracles[1] et celui des prophéties, deux chapitres qui démontrent bien à quel point de faiblesse les plus grands génies peuvent arriver, quand la superstition a corrompu leur jugement. Quelle belle lumière que Pascal, éclipsée par l’obscurité des choses qu’il avait embrassées ! En vérité les prophéties qu’il cite ressemblent à Jésus-Christ comme au grand Thomas ; et cependant, à la faveur de la vaine apparence d’un sens forcé, un génie tel que lui prend toutes ces vessies pour des lanternes.

O mentes hominum ! o quantum est in rébus inane !

(Pers., sat. i, v. 1.)

Et moi, plus inanis cent fois que tout cela, d’avoir hasardé le repos de ma vie pour la frivole satisfaction de dire des vérités à des hommes qui n’en sont pas dignes ! Que vous êtes sage, mon cher Formont ! Vous cultivez en paix vos connaissances. Accoutumé à vos richesses, vous ne vous embarrassez pas de les faire remarquer ; et moi, je suis comme un enfant qui va montrer à tout le monde les hochets qu’on lui a donnés. Il serait bien plus sage, sans doute, de réprimer la démangeaison d’écrire qu’il n’est même honorable d’écrire bien. Heureux qui ne vit que pour ses amis ! Malheureux qui ne vit que pour le public ! Après toutes ces belles et inutiles réflexions, je vous prie, ou vous, ou notre ami Cideville, de serrer sous vingt clefs ce magasin de scandale que Jore vient d’imprimer, et qu’il n’en soit pas fait mention jusqu’à ce qu’on puisse scandaliser les gens impunément.

Voilà une Pèlopèe[2], de l’abbé Pellegrin, qui réussit. O tempora ! o mores ! et cependant les bénédictins impriment toujours de gros in-folio avec les preuves. Nous sommes inondés de mauvais vers et de gros livres inutiles. Mon cher Formont, croyez-moi, j’aime mieux deux ou trois conversations avec vous que la bibliothèque de Sainte-Geneviève. Adieu ; aimez-moi ; écrivez-moi souvent : vous n’avez rien à faire.

  1. Le chapitre sur les miracles a fourni à Voltaire le sujet d’une seule remarque (la xliie) voyez tome XXII, pages 49-50. Il n’y en a aucune sur le chapitre des prophéties.
  2. Voyez la lettre 348.