Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 291

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 304-306).
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291. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, ce samedi 15 novembre 1732.

J’arrive de Fontainebleau, mon cher ami ; mais ne croyez pas que j’arrive de la cour. Je ne me suis point gâté dans ce vilain pays.

J’ai hanté ce palais du vice,
Où l’on fait le bien par caprice,

Et le mal par un goût réel,
Où la fortune et l’injustice
Ont un hommage universel ;
Mais, loin d’y faire un sacrifice,
J’ai bravé sur leur maître-autel *
Ces dieux qu’adore l’avarice ;
J’ai porté mon air naturel
Dans le centre de l’artifice.
Ce poison subtil et mortel,
Que l’on avale avec délice,
Me semble plus amer que fiel ;
Je l’ai renversé comme Ulysse ;
Je n’ai point bu dans ce calice
Tant vanté par Machiavel.
Le pied ferme, et l’œil vers le ciel.
J’étais au bord du précipice ;
J’en fus sauvé par l’Éternel :
Car on peut aller au b…
Sans y gagner la ch……

Je me rends tout entier, mon cher Cideville, aux doux plaisirs de l’amitié. Je vous écris en liberté, je jouis de la douceur de vous dire combien je vous suis attaché. Je voulais vous écrire tous les jours, mais la vie dissipée que je menais à Fontainebleau me rendait le plus paresseux ami du monde.

Je n’ai point répondu, ce me semble, à une de vos dernières lettres, où vous me parliez de ce divertissement en trois actes. Je ne sais comment j’avais pu oublier un article qui me paraît si important. Je viens de relire la lettre où vous m’en parlez ; vous me semblez indécis sur le choix du second acte. J’imagine qu’à présent vous ne l’êtes plus, et que vous avez pris votre parti à la campagne. Vous vous serez aperçu, en essayant dans votre imagination les sujets que vous vous proposiez, qu’il y en a toujours un qui se fait faire malgré qu’on en ait. Le goût se détermine tout seul vers le sujet pour lequel on se sent plus de talent.

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies

(Corn., Rodog., act. I, sv. vii.)

Je crois donc votre sujet trouvé, et travaillé malgré vous.

· · · · · Mox, ubi publicas
Res ordinaris, grande munus
Cecropio répètes cothurno.

(Hor. liv. II, od. I, v. 10.)

C’est ce qu’Horace écrivait à l’autre Cideville ; et cela ne veut dire autre chose sinon, quand vous aurez jugé vos procès, vous recommencerez votre opéra.

On a rejoué ici Zaïre ; il y avait honnêtement de monde, et cela fut assez bien reçu, à ce qu’on m’a dit. Il n’en est pas de même de Biblis[1] et de son frère Caunus ; mais on y va, quoiqu’on en dise du mal. L’Opéra est un rendez-vous public où l’on s’assemble à de certains jours, sans savoir pourquoi : c’est une maison où tout le monde va, quoiqu’on dise du mal du maître, et qu’il soit ennuyeux. Il faut, au contraire, bien des efforts pour attirer le monde à la Comédie ; et je vois presque toujours que le, plus grand succès d’une bonne tragédie n’approche pas de celui d’un opéra médiocre.

La comédie de la cour[2] et du parlement vient de finir par un acte fort agréable, où tout le monde paraît content. Ce n’est pas que l’intrigue de la pièce ne puisse recommencer, mais je ne me mêle pas de ces farces-là.

Un jeune conseiller de nos enquêtes, nommé M. de Montessu[3] avait pris le parti de ne point aller au lieu que le roi lui avait donné pour sa retraite, et s’était tapi, à Paris, chez la demoiselle Lacote, comédienne assez médiocre, mais assez jolie p…. Il est mort incognito, de la petite vérole, au grand étonnement des connaisseurs, qui s’attendaient à un autre genre de maladie.

À propos de comédienne, si vous n’avez point vu mes petits versiculets[4] pour la demoiselle Gaussin, je vous les enverrai. Vous avez des droits sur mes ouvrages, et vous en aurez sur moi toute ma vie.

Mandez-moi un peu, je vous prie, si vous avez vu l’épouse de Gilles Bernières, et si monsieur le marquis[5] se trouve bien de son ménage. Monsieur le marquis ne m’a pas écrit un petit mot. V.

  1. Opéra joué le 6 novembre 1732, paroles de Fleury, natif de Lyon, mort en 1746, musique de Lacoste.
  2. Voyez tome XVI, page 76.
  3. Durand de Montessu, de la deuxième chambre des enquêtes.
  4. Voyez, tome X, page 279, l’épître à Mlle Gaussin (1732).
  5. Augot, marquis de Lézeau, dont la mère est mentionnée dans la lettre 91,