Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 292

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 306-308).
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292. — Á M. DE FORMONT.
À Paris, ce samedi… novembre.

Il y a mille ans, mon cher Formont, que je ne vous ai écrit ; j’en suis plus fâché que vous. Vous me parliez, dans votre dernière lettre, de Zaïre, et vous me donniez de très-bons conseils. Je suis un ingrat de toutes façons. J’ai passé deux mois sans vous en remercier, et je n’en ai pas assez profité. J’aurais dû employer une partie de mon temps à vous écrire, et l’autre à corriger Zaïre. Mais je l’ai perdu tout entier, à Fontainebleau, à faire des querelles entre les actrices, pour des premiers rôles, et entre la reine et les princesses, pour faire jouer des comédies, à former de grandes factions pour des bagatelles, et à brouiller toute la cour pour des riens. Dans les intervalles que me laissaient ces importantes billevesées, je m’amusais à lire Newton, au lieu de retoucher notre Zaïre. Je suis enfin déterminé à faire paraître ces Lettres anglaises, et c’est pour cela qu’il m’a fallu relire Newton : car il ne m’est pas permis de parler d’un si grand homme sans le connaître. J’ai refondu entièrement les lettres où je parlais de lui, et j’ose donner un petit précis de toute sa philosophie. Je fais son histoire et celle de Descartes. Je touche en peu de mots les belles découvertes et les innombrables erreurs de notre René. J’ai la hardiesse de soutenir le système d’Isaac, qui me paraît démontré. Tout cela fera quatre[1] ou cinq lettres, que je tâche d’égayer et de rendre intéressantes autant que la matière peut le permettre. Je suis aussi obligé de changer tout ce que j’avais écrit à l’occasion de M. Locke[2], parce qu’après tout je veux vivre en France, et qu’il ne m’est pas permis d’être aussi philosophe qu’un Anglais. Il me faut déguiser à Paris ce que je ne pourrais dire trop fortement à Londres. Cette circonspection, malheureuse, mais nécessaire, me fait rayer plus d’un endroit assez plaisant sur les quakers et les presbytériens. Le cœur m’en saigne ; Thieriot[3] en souffrira ; vous regretterez ces endroits, et moi aussi ; mais

Non me fata meis patientur scribere nugas
Auspiciis, et sponte mea componere chartas.

(Virg. Énéide, IV, v. 340,)

J’ai lu au cardinal de Fleury deux lettres sur les quakers, desquelles j’avais pris grand soin de retrancher tout ce qui pouvait effaroucher Sa dévote et sage Éminence. Il a trouvé ce qui en restait encore assez plaisant ; mais le pauvre homme ne sait pas ce qu’il a perdu. Je compte vous envoyer mon manuscrit dès que j’aurai tâché d’expliquer Newton et d’obscurcir Locke. Vous me paraissez aussi désirer certaines pièces fugitives dont l’abbé de Sade[4] vous a parlé. Je veux vous envoyer tout mon magasin, à vous et à M. de Cideville, pour vos étrennes ; mais je ne veux pas donner rien pour rien. Je sais, monsieur le fripon, que vous avez écrit à Mlle de Launai[5] une de ces lettres charmantes où vous joignez les grâces à la raison, et où vous couvrez de roses votre bonnet de philosophe. Si vous nous faisiez part de ces gentillesses, ce serait en vérité très-bien fait à vous, et je me croirais payé, avec usure, du magasin que je vous destine. Notre baronne[6] vous fait ses compliments. Tout le monde vous désire ici. Vous devriez bien venir reprendre votre appartement chez M. des Alleurs, et passer votre hiver à Paris. Vous me feriez peut-être faire encore quelque tragédie nouvelle. Adieu ; je supplie M. de Cideville de vous dire combien je vous aime, et je prie M. de Formont d’assurer mon cher Cideville de ma tendre amitié.

Adieu ; je ne me croirai heureux que quand je pourrai passer ma vie entre vous deux.

    se maria en 1732, et, l′année suivante, emprunta 18,000 livres à Voltaire. Voyez la lettre 342.

  1. Voyez les 14e, 15e, 16e, 17e Lettres philosophiques, tome XXII, pages 127 et suiv.
  2. C’est la 13e des Lettres philosophiques.
  3. Le bénéfice de l’édition était abandonné à Thieriot.
  4. Voyez la lettre à l’abbé de Sade du 29 août 1733.
  5. Connue sous le nom de Mme de Staal, auteur de Mémoires où, comme elle le dit assez plaisamment, elle ne s’est peinte qu’en buste.
  6. Mme de Fontaine-Martel.