Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 290

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 303-304).
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290. — Á M. DE CIDEVILLE.

J’ai envoyé, mon très-aimable Cideville, une petite boîte à Jore, contenant deux chiffons d’espèce très-différente. L’un est un parchemin[1], avec un tel est notre plaisir ; l’autre est une Èpître dèdicatoire de Zaïre, moitié vers, moitié prose, dans laquelle j’ai mis plus d’imagination qu’il n’y en a dans cet autre ouvrage en parchemin. J’ai bien recommandé à Jore de vous porter cette épître ; il y a bien des choses à réformer, avant qu’on l’imprime. Je ne sais même si la délicatesse excessive de ceux qui sont chargés de la librairie ne se révoltera pas un peu contre la liberté innocente de cet ouvrage. J’en ai adouci quelques traits, et je le communique corrigé à M. Rouillé, afin qu’il donne au moins une permission tacite, et que Jore ne puisse être inquiété.

À l’égard de l’impression de Zaïre, je ne peux faire ce que Jore demande ; mais je le dédommagerai en lui faisant imprimer mes Lettres anglaises, qui composeront un volume assez honnête. Je compte que vous verrez bientôt ces guenilles ; mais je vous supplie surtout de bien recommander à Jore de ne pas tirer un seul exemplaire de Zaïre par delà les deux mille cinq cents que je lui ai prescrits. Il ne faut pas que personne en puisse avoir, avant que je l’aie présentée au garde des sceaux.

Pour notre abbé Linant, je crois qu’il retournera bientôt à Rouen ; j’ai été assez malheureux pour lui être inutile à Paris. Mais que faire de lui ? Il ne sait pas seulement écrire assez lisiblement pour être secrétaire, et j’ai bien peur qu’il n’ait la vertu aimable de la paresse, qui devient un grand vice dans un homme qui a sa fortune à faire. Il a de l’esprit, du goût, de la sagesse ; je ne doute pas qu’il ne fasse tôt ou tard sa fortune, s’il veut joindre à cela un peu de travail.

Il faut, surtout, qu’il ne dédaigne pas les petits emplois convenables à son âge, à sa fortune, et à son état : car, quoiqu’il soit né avec du mérite, il n’a encore rien fait d’assez bon pour qu’on le mette au rang des gens de lettres qui ont à se plaindre de l’injustice du siècle.

Je voudrais qu’il pût attraper quelque bénéfice de votre archevêque. Voilà, ce me semble, ce qui lui conviendrait le mieux. Peut-être que vous pourrez, avec M. de Formont et avec le secours de M. de Tressan, lui procurer quelque petit établissement de cette espèce, sans quoi il sera réduit à passer par l’amertume des emplois subalternes. Ce qu’il a de mieux à faire, pendant qu’il est encore jeune, c’est de se retirer dans un grenier, chez sa mère, et de cultiver son talent dans la retraite, en attendant qu′il puisse le produire au grand jour avec succès.

Je vais m’arranger pour vous donner les étrennes que vous me demandez. Ce sont de vraies étrennes, car tout cela n’est que bagatelle. Je ne compte pas faire imprimer si tôt toutes ces petites pièces fugitives ; il ne faut pas assommer le public coup sur coup. Je vais seulement finir l’édition de la Henriade qui est entre les mains de Jore. Il n’y a plus de Henriade, à Paris, chez les libraires, et il ne faut pas en laisser manquer, de peur qu’on ne se désaccoutume de les demander. Après cela viendra l’édition des Lettres anglaises ; et je serai le

Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume
Peut tous les mois, sans peine, enfanter un volume.

(Boileau, sat. ii, v. 77.)

Mandez-moi, je vous prie, comment va la guerre civile de la Rivière-Bourdet. Ragotin[2] a-t-il raccommodé Mme Bouvillon avec M. de la Baguenaudière ? Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur. V,

  1. C’était le privilège pour l’impression de Zaïre.
  2. Ces noms de personnages du Roman comique désignent ici le marquis de Lézeau, avec M. et Mme de Bernières, qui ne vivaient pas entre eux en bonne intelligence. (Cl.)