Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 283

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 292-296).
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283. — Á M. LEFEBVRE[1].
1732.

Votre vocation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour y résister. Il faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à soie file, que M. de Réaumur les dissèque, et que vous les chantiez. Vous serez poëte et homme de lettres, moins parce que vous le voulez que parce que la nature l’a voulu. Mais vous vous trompez beaucoup en imaginant que la tranquillité sera votre partage. La carrière des lettres, et surtout celle du génie, est plus épineuse que celle de la fortune. Si vous avez le malheur d’être médiocre (ce que je ne crois pas), voilà des remords pour la vie ; si vous réussissez, voilà des ennemis : vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris et la haine.

Mais quoi, me direz-vous, me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un bon poème, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer et à instruire les autres !

Oui, mon ami, voilà de quoi vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous ayez fait un bon ouvrage : imaginez-vous qu’il vous faudra quitter le repos de votre cabinet pour solliciter l’examinateur ; si votre manière de penser n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir un privilège qu’à un homme qui n’a point la protection des femmes d’avoir un emploi dans les finances. Enfin, après un an de refus et de négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est alors qu’il faut ou assoupir les Cerbères de la littérature, ou les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours trois ou quatre gazettes littéraires en France, et autant en Hollande : ce sont des factions différentes. Les libraires de ces journaux ont intérêt qu’ils soient satiriques ; ceux qui y travaillent servent aisément l’avarice du libraire et la malignité du public. Vous cherchez à faire sonner ces trompettes de la Renommée ; vous courtisez les écrivains, les protecteurs, les abbés, les docteurs, les colporteurs : tous vos soins n’empêchent pas que quelque journaliste ne vous déchire. Vous lui répondez, il réplique : vous avez un procès par écrit devant le public, qui condamne les deux parties au ridicule.

C’est bien pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce : il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle, la farce qu’on appelle italienne, celle de la Foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des savants qui entendent mal le grec, et qui ne lisent point ce qu’on fait en français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.

Vous portez en tremblant votre livre à une dame de la cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes, et le laquais galonné, qui porte la livrée du luxe, insulte à votre habit, qui est la livrée de l’indigence.

Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait forcé l’envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite : voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant ! On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous.

Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les premiers ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, et on vous écrase. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre et dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlèvera l’emploi auquel vous êtes propre.

Que le hasard vous amène dans une compagnie où il se trouvera quelqu’un de ces auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-savants qui n’ont pas même assez de mérite pour être de médiocres auteurs, mais qui aura quelque place ou qui sera intrus dans quelque corps : vous sentirez, par la supériorité qu’il affectera sur vous, que vous êtes justement dans le dernier degré du genre humain.

Au bout de quarante ans de travail, vous vous résolvez à chercher par les cabales ce qu’on ne donne jamais au mérite seul ; vous vous intriguez comme les autres pour entrer dans l’Académie française, et pour aller prononcer, d’une voix cassée, à votre réception, un compliment qui le lendemain sera oublié pour jamais. Cette Académie française est l’objet secret des vœux de tous les gens de lettres ; c’est une maîtresse contre laquelle ils font des chansons et des épigrammes jusqu’à ce qu’ils aient obtenu ses faveurs, et qu’ils négligent dès qu’ils en ont la possession.

Il n’est pas étonnant qu’ils désirent d’entrer dans un corps où il y a toujours du mérite, et dont ils espèrent, quoique assez vainement, d’être protégés. Mais vous me demanderez pourquoi ils en disent tous tant de mal jusqu’à ce qu’ils y soient admis, et pourquoi le public, qui respecte assez l’Académie des sciences, ménage si peu l’Académie française. C’est que les travaux de l’Académie française sont exposés aux yeux du grand nombre, et les autres sont voilés. Chaque Français croit savoir sa langue, et se pique d’avoir du goût ; mais il ne se pique pas d’être physicien. Les mathématiques seront toujours pour la nation en général une espèce de mystère, et par conséquent quelque chose de respectable. Des équations algébriques ne donnent de prise ni à l’épigramme, ni à la chanson, ni à l’envie ; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de compliments, de harangues, et ces éloges qui sont quelquefois aussi faux que l’éloquence avec laquelle on les débite. On est fâché de voir la devise de l’immortalitè à la tête de tant de déclamations qui n’annoncent rien d’éternel que l’oubli auquel elles sont condamnées.

Il est très-certain que l’Académie française pourrait servir à fixer le goût de la nation. Il n’y a qu’à lire ses Remarques sur le Cid ; la jalousie du cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet. Quelques ouvrages dans ce genre seraient d’une utilité sensible. On les demande depuis cent années au seul corps dont ils puissent émaner avec fruit et bienséance. On se plaint que la moitié des académiciens soit composée de seigneurs qui n’assistent jamais aux assemblées, et que, dans l’autre moitié, il se trouve à peine huit ou neuf gens de lettres qui soient assidus. L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des Quarante a-t-il rendu les derniers soupirs que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus brigué : on court en poste à Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants ; on fait mouvoir tous les ressorts ; des haines violentes sont souvent le fruit de ces démarches. La principale origine de ces horribles couplets qui ont perdu à jamais le célèbre et malheureux Rousseau vient de ce qu’il manqua la place qu′il briguait à l’Académie. Obtenez-vous cette préférence sur vos rivaux, votre bonheur n’est bientôt qu’un fantôme ; essuyez-vous un refus, votre affliction est réelle. On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :

Ci-gît, au bord de l’Hippocrène[2].
Un mortel longtemps abusé.
Pour vivre pauvre et méprisé,
Il se donna bien de la peine.

Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? Est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non ; je ne m’oppose point ainsi à la destinée : je vous exhorte seulement à la patience.

  1. Cette lettre parait écrite en 1732 : car en ce temps l’auteur avait pris chez lui ce jeune homme, nommé Lefebvre, à qui elle est adressée. On dit qu’il promettait beaucoup, qu’il était très-savant, et faisait bien des vers : il mourut la même année — Cette note a été imprimée, en 1742, dans le tome II des Œuvres de M. de Voltaire : Genève, Bousquet (Paris, Barrois), cinq volumes petit in-12. Lefebvre n’est mort qu’en 1734, s’il faut en croire une note qu’on lit a la page 130 du tome Ier de Mon Petit Portefeuille, 1774, deux volumes in-24. Ce recueil contient quatorze vers (et c’est tout ce qui en reste) d’une tragédie de Lefebvre. Ces quatorze vers ont été reproduits dans le tome III des Pièces intéressantes, par place. On trouve dans les Poésies mêlées (tome X, page 500) une pièce adressée par Voltaire à Lefebvre, dont il est encore question dans la lettre à Mme Denis du 20 décembre 1753. C’est aussi comme adressé à Lefebvre qu’a été donné, en 1746, un Fragment d’une lettre sur la corruption du style, morceau qui, depuis les éditions de Kehl, fait partie du Dictionnaire philosophique : voyez tome XX, page 442.
  2. Dans le Recueil d’épitaphes (par de Laplace), 1782, trois volumes in-12, ces vers sont donnés comme étant de Voltaire. (B.)