Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 282

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 291-292).
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282. — Á M. DE FORMONT.
Le .. septembre.

Je viens d’apprendre, par notre cher Cideville, qui part de Rouen, que vous y revenez. Je ne savais où vous prendre pour vous remercier, mon cher ami, mon juge éclairé, de la lettre obligeante que vous m’avez écrite de Gaillon. Je suis bien fâché que vous n’ayez vu que la première représentation de Zaïre. Les acteurs jouaient mal, le parterre était tumultueux, et j’avais laissé dans la pièce quelques endroits négligés qui furent relevés avec un tel acharnement que tout l’intérêt était détruit. Petit à petit j’ai ôté ces défauts, et le public s’est raccoutumé à moi. Zaïre ne s’éloigne pas du succès d’Inès de Castro ; mais cela même me fait trembler. J’ai bien peur de devoir aux grands yeux noirs de Mlle Gaussin, au jeu des acteurs, et au mélange nouveau des plumets et des turbans, ce qu’un autre croirait devoir à son mérite. Je vais retravailler la pièce comme si elle était tombée. Je sais que le public, qui est quelquefois indulgent au théâtre, par caprice, est sévère à la lecture, par raison. Il ne demande pas mieux qu’à se dédire, et à siffler ce qu’il a applaudi. Il faut le forcer à être content. Que de travaux et de peines pour cette fumée de vaine gloire ! Cependant que ferions-nous, sans cette chimère ? Elle est nécessaire à l’âme comme la nourriture l’est au corps. Je veux refondre Ériphyle et la Mort de César, le tout pour cette fumée. En attendant, je suis obligé de travailler à des additions que je prépare pour une édition de Hollande de Charles XII. Il a fallu s’abaisser à répondre à une misérable critique[1] faite par La Motraye. L’homme ne méritait pas de réponse ; mais, toutes les fois qu’il s’agit de la vérité et de ne pas tromper le public, les plus misérables adversaires ne doivent pas être négligés. Quand je me serai dépêtré de ce travail ingrat, j’achèverai ces Lettres anglaises[2] que vous connaissez ; ce sera tout au plus le travail d’un mois ; après quoi il faudra bien revenir au théâtre, et finir enfin par l’histoire du Siècle de Louis XIV. Voilà, mon cher Formont, tout le plan de ma vie. Je la regarderai comme très-heureuse si je peux en passer une partie avec vous. Vous m’aplaniriez les difficultés de mes travaux, vous m’encourageriez, vous m’en assureriez le succès, et il m’en serait cent fois plus précieux. Que j’aime bien mieux laisser aller dorénavant ma vie dans cette tranquillité douce et occupée que si j’avais eu le malheur d’être conseiller au parlement ! Tout ce que je vois me confirme dans l’idée où j’ai toujours été de n’être jamais d’aucun corps[3], de ne tenir à rien qu’à ma liberté et à mes amis. Il me semble que vous ne désapprouvez pas trop ce système, et qu’il ne faudra pas prêcher longtemps Cideville, pour le lui faire embrasser, dans l’occasion. Il vient de m’écrire, mais il me mande qu’il va à la campagne, et je ne sais où lui adresser ma réponse. Aimez-moi toujours, mon cher Formont, et que votre philosophie nourrisse la mienne des plaisirs de l’amitié.

  1. Voyez tome XVI, pages 129 et 355.
  2. Ou Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 75.
  3. Voltaire a changé de résolution. Il était, en 1753, de dix-huit académies ; voyez tome XV, page 93.