Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 284

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 296-297).
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284. — Á MADEMOISELLE DE LUBERT[1],
à tours.
À Fontainebleau, ce 29 octobre 1732.

Muse et Grâce, Mme de Fontaine-Martel m’a envoyé votre lettre, pour me servir de consolation, dans l’exil où je suis à Fontainebleau. Je vois que vous êtes instruite des tracasseries que j’ai eues avec mon parlement, et de la combustion où toute la cour a été, pendant trois ou quatre jours, au sujet d’une mauvaise comédie que j’ai empêché d’être représentée. J’ai eu un crédit étonnant en fait de bagatelles, et j’ai remporté des victoires signalées sur des choses où il ne s’agissait de rien du tout. Il s’est formé deux partis : l’un, de la reine et des dames du palais, et l’autre, des princesses et de leurs adhérents. La reine a été victorieuse, et j’ai fait la paix avec les princesses. Il n’en a coûté, pour cette importante affaire, que quelques petits vers médiocres, mais qui ont été trouvés fort bons par celles à qui ils étaient adressés, car il n’y a point de déesse dont le nez ne soit réjoui de l’odeur de l’encens. Que j’aurais de plaisir à en brûler pour vous, Muse et Grâce ! Mais il faut vous le déguiser trop adroitement ; il faut vous cacher presque tout ce que je pense.

Je n’ose dans mes vers parler de vos beautés
Que sous le voile du mystère.
Quoi ! sans art je ne puis vous plaire,
Lorsque sans lui vous m’enchantez ?

Non, Muse et Grâce, il faut que vous vous accoutumiez à vous entendre dire naïvement qu’il n’y a rien dans le monde de plus aimable que vous, et qu’on voudrait passer sa vie à vous voir et à vous entendre. Il faut que vous raccommodiez le parlement avec la cour, afin que vous puissiez venir souper très-fréquemment chez Mme de Fontaine-Martel : car, si vous restez à Tours seulement encore quinze jours, il y aura assurément une députation du Parnasse pour venir vous chercher. Elle sera composée de ceux qui font des vers, de ceux qui les récitent, de ceux qui les notent, de ceux qui les chantent, de ceux qui s’y connaissent. Il faudra que tout cela vienne vous enlever de Tours, ou s’y établir avec vous. Je me mêlerai parmi messieurs les députés, et je vous dirai :

Un parlement n’est nécessaire
Que pour tout maudit chicaneur ;
Mais les gens d’esprit et d’honneur
Font du plaisir leur seule affaire.
Plaignez leur destin rigoureux :
Six semaines de votre absence
Les ont tous rendus malheureux ;
Rendez-vous à leur remontrance,
Et revenez vivre avec eux :
Tout en ira bien mieux en France.

Permettez-moi d’assurer M. le président de Lubert de mes respects, et daignez m’honorer de votre souvenir.

  1. Marie-Madeleine de Lubert, dont le père était alors exilé à Tours, naquit à Paris, rue de Cléry, le 17 décembre 1702. Voltaire, qui la baptisa

    Du beau surnom de Muse et Grâce,

    cite son père quelquefois. Elle était liée avec les plus aimables mondains de son temps ; elle aimait les plaisirs, et jouait parfaitement la comédie. Longtemps belle, et toujours aimable, elle finit par devenir dévote, mais de cette dévotion qui, comme celle de Cideville, ne l’empêchait pas de relire Voltaire, et surtout les vers galants composés pour elle. Mlle de Lubert serait beaucoup plus connue si les quinze ou les seize ouvrages dont elle est l’auteur n’avaient paru sous le voile de l’anonyme. M. Barbier en donne la nomenclature, dans la deuxième édition de son Dictionnaire. Elle est morte, munie des sacrements, à Argentan, le 20 auguste 1785, chez son frère, le baron de Lubert : elle fut enterrée à l’entrée même du cimetière, où l’on ne peut pénétrer sans fouler aux pieds la tombe de Muse et Grâce. (Cl.)