Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 208

Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 205-207).
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208. — À M. DE CIDEVILLE.
À Paris, ce 3 février 1731.

Mon cher Cideville, je suis enchanté, pénétré de vos bontés, M. de Lézeau doit vous avoir remis la première partie, qui a été déjà imprimée. Je m’imagine que le parti de parler au premier président est le seul raisonnable, quoiqu’il ne soit pas sûr. Il peut nous refuser ; il peut craindre de se commettre ; mais au moins gardera-t-il le secret, et, surtout, ne sachant pas que c’est moi qui lui demande cette grâce, il ne pourra pas m’accuser au garde des sceaux d’avoir voulu faire imprimer un ouvrage défendu. Je n’ai donc, je crois, qu’un refus à craindre : par conséquent il le faut risquer. En ce cas mon parti est tout pris ; vous me renverriez le livre par le carrosse de Rouen, à l’adresse de M. Dubreuil, cloître Saint-Merry ; et je sais bien alors ce que je ferai.

Mais l’envie de passer quelques mois avec vous me flatte trop pour que je n’espère rien à Rouen. Je ne sais si je me trompe, mais on peut dire au premier président qu’il a déjà permis l’impression du Triomphe de l’Intérêt[1], qui était proscrit au sceau, et que cette permission tacite ne lui a point attiré de reproches ; mais, surtout, on peut lui dire que monsieur le garde des sceaux n’a nulle envie de me désobliger ; qu’il lui importe très-peu que cette nouvelle histoire du roi de Suède soit imprimée ou non ; qu’il n’a retiré l’approbation que par une délicatesse qui sied très-bien à la place où il est, n’étant pas convenable qu’il donnât publiquement un privilège pour un ouvrage plein de vérités qui peuvent choquer plusieurs princes, vérités déjà connues, déjà imprimées dans toutes les gazettes et dans plusieurs livres, mais dont il pourrait être responsable en son nom si elles paraissaient avec son approbation et le privilège de son maître. Tout ce que M. de Chauvelin souhaite, c’est de ne donner aucun prétexte aux plaintes qu’on pourrait former contre lui. Ainsi ce n’est point lui déplaire que de laisser imprimer à Rouen, avec un profond secret, cet ouvrage, dont il ne sera plus obligé de répondre. Si monsieur le premier président veut y faire réflexion, cette affaire ne souffre pas l’ombre de difficulté, et ne commet ni lui ni le garde des sceaux, dès qu’il n’y aura point de permission par écrit. J’ai par-devers moi un grand exemple d’une pareille connivence, que vous pouvez et que je vous prie même, en cas de besoin, de citer à monsieur le premier président. Cette nouvelle édition du poëme de la Henriade a été faite à Paris par la permission tacite de M. de Chauvelin[2], le maître des requêtes, et de M. Hérault, sans que monsieur le garde des sceaux en sache encore le moindre mot. Voilà, monsieur, tout ce que je puis alléguer ; le reste dépend de votre amitié pour moi, de votre éloquence, et du caractère facile ou revêche de M. de Pontcarré, que je ne connais point. Tout est entre vos mains : mitte sapientem et nihil dicas. Vous êtes de ces ambassadeurs à qui il faut donner carte blanche. M. de Lézeau, que j’ai vu à Paris, et qui sait tout ceci, me gardera sans doute le secret. Je compte qu’il vous a remis le livre, et que personne que vous ne le verra, sauf monsieur le premier président. Adieu ; mille remerciements ; je vous embrasse bien tendrement. Écrivez dorénavant sous l’adresse de M. Dubreuil, cloître Saint-Merry.

  1. Divertissement de la composition de Boissy, joué, en 1730, à la comédie italienne. (Cl.)
  2. Jacques-Bernard Chauvelin, né le 8 décembre 1701, nommé maître des requêtes en 1728 ; intendant d’Amiens en 1731 ; intendant des finances en 1753 ; mort le 14 mars 1767. C’était le frère aîné du marquis de Chauvelin mort en 1774, et de l’abbé si connu par ses principes anti-jésuitiques. Il est question de ces trois frères dans la lettre du 1er octobre 1759, à d’Argental. Ils étaient de la branche de Beau-Séjour ; mais Germain-Louis Chauvelin, garde des sceaux, et inquisiteur littéraire, qui persécuta Voltaire pour les Lettres philosophiques et le Mondain, appartenait à la branche de Grisenoi. (Cl.)