Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 207

Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 204-205).
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207. — À M. DE CIDEVILLE.
(à vous seul.)

Paris, 30 janvier.

Vous m’avez toujours un peu aimé, mon cher Cideville : il s’agit de me procurer le moyen de vivre avec vous quelque temps, en bonne fortune. Je voudrais faire imprimer à Rouen une Histoire de Charles XII, roi de Suéde, de ma façon. C’est mon ouvrage favori, et celui pour qui je me sens des entrailles de père. Si je pouvais trouver un endroit où je demeurasse incognito dans Rouen, et un imprimeur qui se chargeât de l’ouvrage, je partirais dès que j’aurais reçu votre réponse.

Il y a deux manières de s’y prendre pour faire imprimer cette histoire : la première, c’est d’en montrer un exemplaire à monsieur le premier président[1], qui donnerait une permission tacite ; la seconde, d’avoir un de ces imprimeurs[2] qui font tout sans permission.

Dans le premier cas, on pourrait peut-être craindre que le premier président ne fît quelques difficultés de laisser imprimer ici un ouvrage dont on a suspendu l’impression à Paris, par ordre du garde des sceaux.

Dans le second cas, il y aurait à craindre d’être découvert. Il est bien triste pour la littérature d’être dans ces transes et dans ces extrémités, au sujet de presque tous les livres écrits avec un peu de liberté. La seule chose qui me rassure, c’est que, n’ayant mis dans mon ouvrage que de ces vérités qu’un magistrat et un citoyen doivent approuver, je pourrais aisément compter sur la connivence du premier président, en cas que la chose lui fût bien recommandée. Mais tout cela exigerait un profond secret ; et il faudrait qu’en ce cas-là même le libraire chargé de l’impression n’en fût que plus secret et plus diligent.

Voilà, mon cher monsieur, mon ancien ami, et mon ancien camarade, et mon confrère en Apollon, ce qui lutine pour le présent ma pauvre petite tête.

Dans cet embarras, je vais vous envoyer, par le carrosse, le premier volume de cette histoire. C’est le seul exemplaire qui me reste de deux mille six cents qui ont été saisis, après avoir été munis d’une approbation au sceau.

Je m’adresse à vous hardiment pour redresser ce tort. Peut-être, en lisant l’ouvrage, le trouverez-vous moins indigne de l’impression, et vous intéresserez-vous à la destinée de mon pauvre enfant, qu’on a si mal traité.

Quand vous l’aurez lu, je laisse à votre amitié et à votre prudence à m’indiquer la voie la plus sûre pour réussir dans cette affaire, que j’ai extrêmement à cœur. Surtout je vous demande en grâce que vous ne fassiez point courir ce livre dans Rouen, que qui que ce soit ne sache mon dessein d’y venir, et que le livre ne soit communiqué qu’à la personne qui pourra se charger d’obtenir cette permission tacite, en cas que vous ne vouliez pas vous compromettre.

S’il arrive, par malheur, qu’aucune des voies que je vous propose ne puisse réussir, alors vous me renverrez mon livre par la voie que j’aurai l’honneur de vous indiquer.

En attendant, je vous prie de m’adresser votre réponse sous l’enveloppe de M. de Livry[3], secrétaire du roi, rue de Condé, Je vous aime et estime trop pour vous faire des excuses de la liberté que je prends avec vous : il n’y a personne dans le monde à qui je fusse plus aise d’avoir obligation ; songez que le plaisir que je vous demande est un des plus sensibles que je puisse jamais avoir : c’est celui de pouvoir être à portée de vous voir pendant trois mois.

Adieu ; je suis pour toute ma vie votre très-humble et obéissant serviteur.

  1. Geoffroi-Macé Camus de Pontcarré, né en 1698, nommé premier président du parlement de Rouen en décembre 1726, mort à Paris le 8 janvier 1767. Voltaire lui écrivit quelques lettres qui n’ont pas été recueillies.
  2. Cideville lui indiqua Jore : et l’on voit, dans la correspondance de 1734 et de 1735, combien Voltaire eut à se plaindre de celui-ci, relativement à la publication des Lettres philosophiques.
  3. Sans doute parent de Louis Sanguin, marquis de Livry, dont il est question dans la Fête de Bélébat. (Cl.)