Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 209

Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 207-208).
◄  Lettre 208
Lettre 210  ►

209. — À M. DE CIDEVILLE.

16 février.

Monsieur le premier président est un homme bien épineux ; mais vous êtes un homme adorable. Je vous prie de lui montrer à bon compte le premier volume. Le manuscrit qui contient le second tome n’est pas encore prêt. Les difficultés que l’on pourrait faire ne peuvent regarder que le premier tome imprimé, puisqu’il ne s’agit guère, dans le second, que des aventures de chevalier errant que ce Suédois, moitié héros et moitié fou, mit à fin en Turquie et en Norvège, deux pays avec lesquels la librairie française a peu d’intérêts à ménager. Je ne doute point, si le premier président est un homme d’esprit, ou, ce qui vaut mieux, un homme aimable, qu’il ne soit tout à fait de vos amis, et qu’il ne fasse ce que vous voudrez. Je ne voudrais pas vous commettre avec lui, ni lui avec monsieur le garde des sceaux. Je puis vous donner ma parole d’honneur, et vous pouvez lui donner la vôtre, que tout ce qui a obligé monsieur le garde des sceaux à retirer le privilège a été la crainte de déplaire au roi Auguste[1] dont on est obligé de dire des vérités un peu fâcheuses. Mais, en même temps, comme ces vérités sont publiques en Europe, et ont été imprimées dans trente ou quarante histoires modernes, en toutes langues, je puis vous assurer que monsieur le garde des sceaux ne fera aucun scrupule de laisser paraître l’ouvrage, quand le privilège du roi n’y sera pas.

Dans ce pays-ci il me semble qu’on doit plus ménager Stanislas qu’Auguste : aussi je me flatte que sa fille Marie ne me saura pas mauvais gré du bien que j’ai dit de monsieur son père. Qui peut donc arrêter monsieur le premier président ? Je ne doute pas que vous n’en veniez à bout, mon cher Cideville, et que je n’aille bientôt dans la basse-cour du grand Corneille commencer incognito quelque tragédie, avec l’intercession de ce grand saint.

Adieu : que le premier tome ne déplaise pas, et je réponds du reste. J’attends avec impatience la conclusion de vos bontés. Tout le monde me croit ici en Angleterre, Tant mieux :

Moins connu des mortels, je me cacherai mieux[2]

Mille compliments à M. de Lézeau ; un profond secret, et de vos nouvelles. Je vous aime tendrement ; je vous embrasse de tout mon cœur, et j’espère entendre parler de vous incessamment.

  1. Roi de Pologne ; voyez tome XIII, page 213.
  2. Phèdre, acte V, scène vii.