Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1955

Louis Conard (Volume 8p. 392-394).

1955. À GUY DE MAUPASSANT.
Croisset [15 février 1880].
Mon Chéri,

Je vais immédiatement écrire la lettre que tu me demandes, mais ça va me prendre toute la journée, et peut-être la soirée. Car avant tout il faut y réfléchir. Je ne crois pas cette idée de ton avocat pratique. Elle pourra grandement fâcher messieurs les juges, qui s’en vengeront sur toi. Prends garde ! Je suis sûr que l’un d’eux s’est piqué des italiques mises au bas des fragments du Mur et où l’on te souhaitait un procès.

Il faut user de toutes les influences possibles pour étouffer l’affaire. La seule crainte, n’est-ce pas, c’est d’être renvoyé du ministère. En conséquence, pesons sur la Justice d’abord et sur l’instruction publique ensuite.

1o Va chez Commanville pour qu’il prie M. Simonot de parler de toi à Grévy ou au frère de Mme Pelouze, Wilson. M. S. voudra-t-il faire la démarche ? C’est douteux ; enfin, essayons.

2o Voici une lettre pour Cordier, sénateur. Cordier est très puissant, car il dispose d’un groupe au Sénat.

3o Une autre pour le poète Laurent-Pichat, sénateur, et qui a été poursuivi pour avoir publié la Bovary.

4o Mais avant tout, n… de D… ! va chez d’Osmoy ! Pour ces affaires-là c’est un brave ! Et pousse-le ferme, sans aucun ménagement.

5o Et va chez Bardoux aussi. Du reste, je vais lui écrire quelque chose de corsé.

6o Sous prétexte de reprendre tes vers, va chez Mme Adam et conte-lui ton histoire. Je la crois bonne femme au fond. Et que Pouchet y aille un peu avant toi.

7o Vacquerie m’a toujours dit que le Rappel était à mon service. Je vais le mettre à l’épreuve. Mais encore une fois je ne crois pas qu’il faille maintenant irriter MM. les juges.

8o Va trouver Popelin, homme de jugement, et qu’il demande de ma part à Demaze ce qu’il faudrait faire. Demaze est un conseiller à la Cour, très malin, très puissant et qui peut te donner de bons conseils.

Midi et demi.

Tout en buvant une horrificque tasse de cawoueh pour me monter le coco (chose bien inutile, car il est très monté) et en méditant le plan de la lettre publiable, il m’est venu à l’idée de m’adresser à Raoul-Duval, lequel est le meilleur bougre de la terre. De cela j’en suis sûr ; on dira de lui tout ce qu’on voudra, mais c’est un brave. Il connaît tout le monde, est bien vu individuellement de tous les partis et peut-être pourra-t-il t’indiquer des démarches utiles. Il connaît à fond la magistrature, en ayant fait partie lui-même. Peut-être même est-il très bien avec le ministre de la Justice, à moins qu’il ne soit très mal ? Ça n’y fait rien, va le voir ! et demande-lui des conseils ; il sera flatté. Enfin, si les choses tournent mal, si tu es condamné à Etampes, tu en rappelleras à Paris, et alors il faudra prendre un grand avocat et faire un bouzin infernal. Raoul-Duval, dans ce cas-là, serait bon. Mais nous n’en sommes pas encore là. Avec un peu d’adresse on peut tout arrêter.

La lettre pour le Gaulois est difficile, à cause de ce qu’il ne faut pas dire. Je vais tâcher de la faire la plus dogmatique possible. Sur ce, je commence mes billets pour tes protecteurs dont il faut user ; après quoi je me mettrai à l’œuvre. (Tu l’auras, j’espère, demain soir).

Hier, j’ai écrit à Charpentier pour ton volume.

J’ai peur que ton avocat, pour se donner du relief, ne te fasse faire des bêtises. Maintenant, je vais piquer un chien si c’est possible, et quand j’aurai fait ma nuit… Tranquillise-toi.