Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1954

Louis Conard (Volume 8p. 390-392).

1954. À SA NIÈCE CAROLINE.
Dimanche 5 heures ½ [15 février 1880].

Eh bien, pauvre fille, comment va la santé ? Comment va la peinture ? Ce matin, en faisant un tour (solitaire, bien entendu) sur la terrasse, et en pensant à toi, une idée m’est venue, dont tu feras ce que tu voudras. Ton modèle, Cécile, est peu favorable aux flamboiements du pinceau. Comme contraste, si tu prenais ton ami J.-M. de Heredia ? Hein ? Son refus de poser m’étonnerait. Peut-être même ta proposition le flatterait-elle. Un portrait ferait valoir l’autre. En l’habillant (Heredia) rembranesquement, ou plutôt à la Vélasquez, il serait superbe.

Tu as encore le temps de t’y mettre.

En attendant mes livres d’éducation qu’on doit m’envoyer de Paris, je me ronge et je remanie mon plan ; ou plutôt j’ai une venette abominable de mon chapitre. Aussi, dans la peur de m’en dégoûter, je m’y mets ce soir même !!! à la grâce de Dieu !

Toute ma journée d’hier s’est passée à lire Nana (de 10 heures du matin à 11 heures et demie du soir, sans désemparer). Eh bien, on dira ce qu’on voudra. Les mots orduriers y sont prodigués. Émilien [ ? sic] est ignoble, et il y a des choses d’une obscénité sans pareille. Tous ces reproches sont justes, mais c’est une œuvre énorme faite par un homme de génie ! Quels caractères ! quels cris de passion ! quelle ampleur ! et quel vrai comique ! Nana tourne au mythe sans cesser d’être une femme, et sa mort est michelangelesque !

Va-t-on dire des bêtises là-dessus ! mon Dieu ! en va-t-on dire ! C’est du reste ce que demande le bon Zola…

La manière dont la Vie Moderne publie ma pauvre Féerie est de plus en plus pitoyable ! J’ai beau réclamer ; ah ! bien oui !

Mon chapitre exigera bien quatre mois, car il doit être le plus long, et n’avoir pas loin de quarante pages ! Cela me remet au milieu de juin ! Cependant, si je ne veux pas rompre avec tous les civilisés, il faut que j’aille à Paris cette année ! Il faut que j’y aille aussi pour mes notes et même, si je veux paraître en 1881, il faudra que je prenne pendant quelque temps un secrétaire ; je ne m’en tirerai pas autrement.

Et dans tout cela, quand nous verrons-nous, mon pauvre Caro. Tu viendras ici quand j’en partirai ; [et] cet automne, peut-être t’y laisserai-je toute seule. Comme notre vie est mal arrangée !

Il me tarde beaucoup que cette continuelle incertitude d’un avenir prochain soit finie ; je sens qu’elle m’use. Or, à mon âge, on a besoin d’être tranquille ; il faut garder toutes ses forces exclusivement pour son travail.

Depuis quinze jours je suis empoigné par l’envie de voir un palmier se détachant sur un ciel bleu et d’entendre claquer un bec de cigogne au haut d’un minaret… Comme ça me ferait du bien au corps et à l’esprit !

Allons ! n’y pensons plus ! Je vais mettre moi-même cette lettre à la poste, nettoyer ma table, piquer un chien, puis, après mon dîner, me mettre à mon chapitre, n’en écrirais-je, ce soir, que trois lignes.

Deux bons baisers de nourrice, pauvre chat, de

Ton Préhistorique.

Mamzelle Julie, très sévère pour moi, trouve que j’ai eu « une bonne vacance » (à cause des deux jours pleins et de l’après-midi passés ici par mon disciple et par Lemaître) et qu’il est temps que je me remette à travailler.

Ai-je tort quand je soutiens que le genre humain n’a pas d’indulgence, ni même de justice pour moi ? C’est toujours l’histoire de la casquette de loutre, que Lapierre trouvait si drôle, quand tout le monde en avait une pareille. Il y a là un mystère psychologique, que je tâche vainement de comprendre. Il ne m’indigne pas du tout, mais me fait rêver.