Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1752

Louis Conard (Volume 8p. 143-145).

1752. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Paris], mardi matin [10 septembre 1878].
Mon loulou,

C’est fini ! l’appartement est rendu et l’écriteau « à louer » suspendu à la porte. Paul a reçu mes explications, et je lui ai promis un petit cadeau s’il obtenait du futur locataire 3 000 francs. Cette perspective me paraît l’emplir de zèle… De Fiennes déplore votre départ. Il a été fort aimable. J’ai eu beaucoup de mal à obtenir de lui un rendez-vous, parce qu’il était « accablé d’affaires, avait la colique, se rendait à la messe ».

Tu peux me remercier. La chose est bien faite. J’ai eu chez Charpentier une déception, en ce sens que maintenant il n’a pas de tirage à faire de mes œuvres. Mais l’édition de luxe de Saint Julien est décidée pour cet hiver.

Autre histoire. Avant de porter la Féerie à la Revue philosophique, je tente une dernière fois de la donner à un théâtre. Weinschenk, directeur de la Gaîté, m’a promis de la lire dès que j’aurai retiré le manuscrit des mains de notre « sympathique ministre[1] », personnage volatil et insaisissable.

Aujourd’hui, à 3 heures, j’ai rendez-vous avec Lemerre pour les poésies de Bouilhet et Salammbô. Tu vois que je suis dans « les affaires » — que le tonnerre de Dieu écrase ! car c’est un beau sujet d’abrutissement et d’humiliation.

Mais, dans quelques jours, je serai revenu dans mon vieil asile, et je reprendrai Bouvard et Pécuchet avec violence, et j’exciterai ma chère fille à la peinture, car il n’y a que ça, l’Art !

J’ai mis de côté pour te le montrer un article abominable (mais juste) paru hier dans l’Événement contre Maxime Du Camp. Il m’a fait faire des « réflexions philosophiques » et j’ai eu envie de faire dire une messe d’action de grâces, pour remercier le ciel de m’avoir donné le goût de l’Art pur. À force de patauger dans les choses soi-disant sérieuses, on arrive au crime. Car l’Histoire de la Commune de Du Camp vient de faire condamner un homme aux galères ; c’est une histoire horrible[2]. J’aime mieux qu’elle soit sur sa conscience que sur la mienne. J’en ai été malade toute la journée d’hier. Mon vieil ami a maintenant une triste réputation, une vraie tache ! S’il avait aimé le style, au lieu d’aimer le bruit, il n en serait pas là…

Je t’embrasse.

Ton vieux.


  1. Bardoux.
  2. Ex-chef de comptabilité au Ministère de la marine, Matillon avait pris part à la Commune, mais ne se croyait passible d’aucune peine, quand il apprit, par le récit de Du Camp publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1878, qu’il comptait au nombre de ceux qu’on présumait avoir été les organisateurs des incendies de la rue Royale et du pillage du Ministère. Il demanda à être jugé, fut reconnu coupable et condamné. L’Événement, après avoir rendu compte du procès, terminait son article par cette phrase : « M. Maxime Du Camp est-il satisfait ? » (Note de René Descharnes.)