Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1705

Louis Conard (Volume 8p. 75-77).

1705. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, [18 septembre 1877].

Je veux vous dire bonjour (c’est-à-dire vous donner un baiser sur les deux mains, sur les deux joues et sur le front) avant de partir vers les lieux qui vous ont vue naître ; car demain je prends mon vol, pour Bouvard et Pécuchet, vers Séez ; ce sera ma première étape, et je passerai par Argentan qui est un peu aussi ma patrie, puisque mon arrière-grand-père, M. Fleuriot (le compagnon de La Rochejacquelin), était de ce pays-là. Et dire que je ne me suis pas servi de cette parenté pour « faire » ma tête dans le noble faubourg ! Je suis plus fier de mon aïeule la sauvagesse, une Natchez ou une Iroquoise (je ne sais).

Eh bien ! Moi aussi j’ai vu les funérailles du père Thiers, et je vous assure que c’était splendide ! Cette manifestation réellement nationale m’a empoigné. Je n’aimais pas ce roi des Prud’hommes ; n’importe ! Comparé aux autres qui l’entouraient, c’est un géant ; et puis il avait une rare vertu : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France. De là l’immense effet de sa mort.

Savourez-vous le voyage méridional de notre Bayard ? Est-ce grotesque ? Quel four ! Ce guerrier, illustre par la pile gigantesque qu’il a reçue, comme d’autres le sont par leurs victoires, est-ce assez drôle ?

J’ai vu, dans la capitale, que les modérés sont enragés ; l’Ordre moral en effet atteint au délire de la stupidité. Exemple : le procès Gambetta. Au Havre, on a interdit une conférence sur la géologie ! Et à Dieppe une autre sur Rabelais ! Ce sont là des crimes ! Or, je souhaite à mon préfet Limbourg vingt-cinq ans de Calédonie pour y étudier la formation de la terre et la littérature française.

Jamais l’attente d’un événement politique ne m’a autant troublé que celle des élections. La question est des plus graves et pas si claire qu’on croit.

Je vous supplie de lire les Amours de Philippe, par Octave Feuillet, afin que nous puissions rugir ensemble. Comme la critique est douce pour ceux-là, et qu’il fait bon, dans ce monde, être médiocre !

Non, je ne connais pas la « drôlerie » de Jules de Goncourt. Où cela se trouve-t-il ?

Le ton de votre dernière est triste, ma chère correspondante. Vous sentez-vous plus mal ? Est-ce que vraiment vous ne reviendrez plus l’hiver à Paris ?

Tâchez que dans une quinzaine j’aie une bonne lettre, c’est-à-dire très longue.

P.-S. — Si vous pouviez me donner des renseignements sur le duc d’Angoulême, vous me rendriez un grand service. Mes bonshommes écrivent son histoire ! Joli sujet !