Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1706

Louis Conard (Volume 8p. 77-78).

1706. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Croisset, vendredi [septembre 1877].
Princesse,

Votre bonne lettre (tout ce qui vient de vous est bon) m’attendait ici, quand je suis arrivé hier au soir, et la première chose que j’ai faite a été de la lire. De cette manière, l’amertume du retour a été adoucie.

Pendant près de trois semaines, je me suis trimballé dans toute espèce de carriole par les chemins de la Basse-Normandie. Il y faisait beau, mais très froid.

Maintenant, il va falloir se remettre à la pioche, ce qui n’est jamais gai.

Partout j’ai trouvé « nos campagnes » exaspérées contre le maréchal[1]. C’est du reste à en perdre la tête. Dans certains pays on ne trouve aucun journal, et à la gare de Domfront on crie « Le Mot d’ordre » et les autres feuilles de même couleur !

Quel gâchis !

À Falaise, j’ai rencontré Mme Lepic qui m’a enlevé (à mon âge, c’est flatteur) jusqu’à Rabodanges, où j’ai passé vingt-quatre heures.

Dans un petit village aux environs de Caen et qui s’appelle Allemagne, j’ai fait une découverte, celle d’un tombeau portant cette inscription : « À Rose Hesnard, souvenir à la compagne du proscrit. L. P. B. 1852. »

Il paraît que le prince Bonaparte vient tous les ans y faire une visite. Voilà, du moins, ce que m’a dit mon cocher de louage. Saviez-vous cette histoire-là, peu mienne du reste ? Goncourt ne me donne jamais de ses nouvelles. Je sais seulement par Charpentier, notre éditeur, qu’il lui propose pour le jour de l’an une Marie-Antoinette, édition de luxe.

Moi, je suis comme vous, Princesse, je suis tanné de Marie-Antoinette ; on en a assez parlé. À propos de personnages historiques, ne croyez pas, je vous prie, que j’aie pleuré le père Thiers. Mon amour du style s’y oppose. C’était le roi des Prud’hommes. Mais, comparé aux autres Prud’hommes, quelle supériorité ! Nous en avons et en aurons de pires !

Jamais la maudite politique ne m’a tourmenté comme maintenant ! Quand serons-nous tranquilles !

Je vous baise les deux mains longuement et suis, chère Princesse, en monarchie, république ou empire,

Votre vieux fidèle.


  1. Allusion à la politique personnelle du maréchal de Mac-Mahon et au décret de convocation aux élections générales, qui fut accompagné d’un manifeste au peuple français incitant à défendre les intérêts conservateurs.