Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1634

Louis Conard (Volume 8p. 2-4).

1634. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, dimanche, 2 heures [7 janvier 1877.]
Mon Loulou,

J’ai été fort inquiet de n’avoir pas de tes nouvelles, car ta lettre de jeudi ne m’est arrivée qu’hier. Avec ma belle imagination, je me figurais les choses les plus sinistres et, tous ces jours-ci, le facteur n’est arrivé qu’entre 2 et 3 heures de l’après-midi ! Hier matin, j’ai été trois fois sur le quai pour le voir venir. Enfin, j’ai eu ta bonne petite lettre ! […]

Sans doute tu as vu le bon Laporte et il t’aura conté ses tristes affaires. Elles m’ont navré ! le pauvre garçon a eu un mot exquis, après me les avoir dites : « C’est un rapport de plus entre nous deux ». Comme s’il était content de sa ruine, qui le fait me ressembler !

Un peu avant son arrivée, j’avais eu la visite de Juliette et de son fils, qui ont beaucoup insisté pour que j’aille dîner à l’Hôtel-Dieu.

[…] Le jour de l’an, pour ne pas faire la bête, vers 5 heures, je me suis acheminé à pied vers Rouen ; le Mont Riboudet m’a paru plus lugubre que jamais ! Au coin du jardin de ma maison natale, j’ai retenu un sanglot et je suis entré. J’avais pour commensaux un M. X***, ancien bourgeois de Rouen, avec sa femme complètement sourde, et son fils, un serin, membre du barreau de Paris. De plus, l’inévitable Z***, qui a été le joli cœur de la société. Mon frère n’a pas dit un mot ! Il est d’une tristesse farouche, d’une irritabilité nerveuse excessive, et en somme, très malade, selon moi !…

Juliette (que j’ai trouvée très gentille) m’a dit que ses parents lui en voulaient toujours de ce qu’elle habite Paris. Je te donnerai d’autres détails sur ce repas, lequel était archi-luxueux.

Décidément, je suis amoureux de la mère Grout ! Toute la famille était réunie, mardi, quand j’ai été voir Frankline et lui remettre le Balzac. On n’imagine pas une chose plus charmante que la manière dont elle regardait ses enfants et caressait la main de son fils ! J’en étais attendri jusqu’aux moelles.

Après quoi, j’ai été au cimetière !…

Puis dîner chez les Lapierre. Mes « anges » sont bien futiles ! Je crois qu’elles aiment, en moi, l’homme ; mais, quant à l’esprit, je m’aperçois même que souvent je les choque, ou que je leur parais insensé. Tout cela m’a fait perdre deux jours ! Néanmoins, je compte avoir fini ma deuxième partie d’aujourd’hui en quinze ; je préparerai la troisième, puis tu me reverras, car il m’ennuie beaucoup de ma pauvre fille. Je tâche de n’y point songer. Mon départ est fixé pour le 3 février, au plus tard.

Zola m’a écrit, au nom de tout le petit cénacle, une lettre très aimable. Je lui gâte son hiver. On ne sait plus que faire le dimanche. Dans le dernier dîner, ils ont porté un toast en mon honneur.

Puisque tu fais des visites, va donc voir ce pauvre Moscove : il t’en sera reconnaissant et ce sera une bonne action, puisqu’il est malade.

Quel est ton rêve à propos de Claude-Bernard ?…

Et tu n’as pas encore lu la Prière à Minerve de Renan ? Cela me choque. Il me semble que mon élève devrait faire les lectures que je lui prescris. Sabatier ne partage pas absolument mon enthousiasme. Tant pis pour lui !

Voici un verset d’Isaïe que je me répète sans cesse et qui m’obsède, tant je le trouve sublime : « Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui apporte de bonnes nouvelles ! »

Creuse-moi ça, songes-y ! Quel horizon ! Quelle bouffée de vent dans la poitrine !

Du reste, je suis perdu dans les prophètes.

Adieu, pauvre chat. Deux bons baisers de

Ta Nounou qui te chérit.