Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1632

Louis Conard (Volume 7p. 385-387).

1632. À EDMOND DE GONCOURT.
[Croisset], dimanche, 31 décembre 1876.
Mon bon cher Vieux,

Que 1877 vous soit léger ! Et, entre souhaits, que la Fille Élisa vous apporte beaucoup de gaieté ! Puissiez-vous être le […] de la Fortune !

Tourgueneff aussi a perdu de notables sommes. Les compagnons me paraissent étrillés par le sort. Pauvres nous !

L’idée que vous auriez pu quitter votre jolie maison d’Auteuil m’a fait trembler, car, à nos âges, les habitudes sont tyranniques ; on crève quand on en change. Comment allez-vous faire durant cette année, puisque vos revenus sont en suspens ? Vous et moi, nous sommes si incapables de gagner notre vie ! C’est une preuve de nature aristocratique. Mais ce n’est pas gai tous les jours.

Quant à mes affaires, elles ne se remettent pas, elles languissent. Pendant quatre ans je serai encore très gêné, à moins que mon neveu ne trouve de l’argent. Mais le principal, c’est que, quoi qu’il advienne, je ne quitterai pas Croisset où je me plais de plus en plus. S’il le faut, j’abandonnerai plutôt mon logement de Paris, mais nous n’en sommes pas là. Du reste, j’ai pris depuis un an (non sans effort) l’habitude de ne plus m’inquiéter de l’avenir. Advienne que pourra ! Chaque jour suffit à sa tâche.

Je travaille démesurément, bien que la copie aille très lentement. Hérodias est maintenant à son milieu. Tous mes efforts tendent à ne pas faire ressembler ce conte-là à Salammbô. Que sera-ce ? Je l’ignore.

Je viens de lire la Correspondance de Balzac. Il en résulte que c’était un très brave homme et qu’on l’aurait aimé. Mais quelle préoccupation de l’argent et quel peu d’amour de l’Art ! Avez-vous remarqué qu’il n’en parle pas une fois ? Il cherchait la Gloire, mais non le Beau. Et il était catholique, légitimiste, propriétaire, ambitionnait la députation et l’Académie, avant tout ignorant comme une cruche, provincial jusque dans la moelle des os : le luxe l’épate. Sa plus grande admiration littéraire est pour Walter Scott. Au résumé, c’est pour moi un immense bonhomme, mais de second ordre. Sa fin est lamentable. Quelle ironie du sort ! Mourir au seuil du bonheur !

Cette lecture, du reste, est édifiante ; mais j’aime mieux la Correspondance de M. de Voltaire. L’ouverture du compas y est un peu plus large.

Que vous dirai-je encore ? Je me porte comme un chêne. Hier je me suis promené dans le bois pendant trois heures (je ne prends l’air que les jours où je commence à étouffer). Et le soir, la lune était si belle, que je me suis re-promené dans mon jardin, « à la lueur poétique de l’astre des nuits » […].